DE LA TERRE A LA LUNE

                         
Trajet Direct en 97 Heures 20 Minutes




par Jules Verne


I


LE GUN-CLUB



Pendant la guerre f‚d‚rale des tats-Unis, un nouveau club
trŠs influent s'‚tablit dans la ville de Baltimore, en plein
Maryland.  On sait avec quelle ‚nergie l'instinct militaire
se d‚veloppa chez ce peuple d'armateurs, de marchands et de
m‚caniciens.  De simples n‚gociants enjambŠrent leur
comptoir pour s'improviser capitaines, colonels, g‚n‚raux,
sans avoir pass‚ par les ‚coles d'application de West-Point
[cole militaire des tats-Unis.]; ils ‚galŠrent bient“t
dans ®L'art de la guerre¯ leurs collŠgues du vieux
continent, et comme eux ils remportŠrent des victoires …
force de prodiguer les boulets, les millions et les hommes.

Mais en quoi les Am‚ricains surpassŠrent singuliŠrement les
Europ‚ens, ce fut dans la science de la balistique.  Non que
leurs armes atteignissent un plus haut degr‚ de perfection,
mais elles offrirent des dimensions inusit‚es, et eurent par
cons‚quent des port‚es inconnues jusqu'alors.  En fait de
tirs rasants, plongeants ou de plein fouet, de feux
d'‚charpe, d'enfilade ou de revers, les Anglais, les
Fran‡ais, les Prussiens, n'ont plus rien … apprendre; mais
leurs canons, leurs obusiers, leurs mortiers ne sont que des
pistolets de poche auprŠs des formidables engins de
l'artillerie am‚ricaine.

Ceci ne doit ‚tonner personne.  Les Yankees, ces premiers
m‚caniciens du monde, sont ing‚nieurs, comme les Italiens
sont musiciens et les Allemands m‚taphysiciens, -- de
naissance.  Rien de plus naturel, dŠs lors, que de les voir
apporter dans la science de la balistique leur audacieuse
ing‚niosit‚.

De l… ces canons gigantesques, beaucoup moins utiles que les
machines … coudre, mais aussi ‚tonnants et encore plus
admir‚s.  On connaŒt en ce genre les merveilles de Parrott,
de Dahlgreen, de Rodman.  Les Armstrong, les Pallisser et
les Treuille de Beaulieu n'eurent plus qu'… s'incliner
devant leurs rivaux d'outre-mer.

Donc, pendant cette terrible lutte des Nordistes et des
Sudistes, les artilleurs tinrent le haut du pav‚; les
journaux de l'Union c‚l‚braient leurs inventions avec
enthousiasme, et il n'‚tait si mince marchand, si na‹f
®booby¯ [Badaud.], qui ne se cassƒt jour et nuit la tˆte …
calculer des trajectoires insens‚es.

Or, quand un Am‚ricain a une id‚e, il cherche un second
Am‚ricain qui la partage.  Sont-ils trois, ils ‚lisent un
pr‚sident et deux secr‚taires.  Quatre, ils nomment un
archiviste, et le bureau fonctionne.  Cinq, ils se
convoquent en assembl‚e g‚n‚rale, et le club est constitu‚. 
Ainsi arriva-t-il … Baltimore.  Le premier qui inventa un
nouveau canon s'associa avec le premier qui le fondit et le
premier qui le fora.  Tel fut le noyau du Gun-Club
[Litt‚ralement ®Club-Canon¯.].  Un mois aprŠs sa formation,
il comptait dix-huit cent trente-trois membres effectifs et
trente mille cinq cent soixante-quinze membres
correspondants.

Une condition _sine qua non_ ‚tait impos‚e … toute personne
qui voulait entrer dans l'association, la condition d'avoir
imagin‚ ou, tout au moins, perfectionn‚ un canon; … d‚faut
de canon, une arme … feu quelconque.  Mais, pour tout dire,
les inventeurs de revolvers … quinze coups, de carabines
pivotantes ou de sabres-pistolets ne jouissaient pas d'une
grande consid‚ration.  Les artilleurs les primaient en toute
circonstance.

®L'estime qu'ils obtiennent, ¯ dit un jour un des plus
savants orateurs du Gun-Club,® est proportionnelle ®aux
masses¯ de leur canon, et ®en raison directe du carr‚ des
distances¯ atteintes par leurs projectiles!¯¯

Un peu plus, c'‚tait la loi de Newton sur la gravitation
universelle transport‚e dans l'ordre moral.  Le Gun-Club
fond‚, on se figure ais‚ment ce que produisit en ce genre le
g‚nie inventif des Am‚ricains.  Les engins de guerre prirent
des proportions colossales, et les projectiles allŠrent,
au-del… des limites permises, couper en deux les promeneurs
inoffensifs.  Toutes ces inventions laissŠrent loin derriŠre
elles les timides instruments de l'artillerie europ‚enne. 
Qu'on en juge par les chiffres suivants.

Jadis, ®au bon temps¯, un boulet de trente-six, … une
distance de trois cents pieds, traversait trente-six chevaux
pris de flanc et soixante-huit hommes.  C'‚tait l'enfance de
l'art.  Depuis lors, les projectiles ont fait du chemin.  Le
canon Rodman, qui portait … sept milles [Le mille vaut 1609
mŠtres 31 centimŠtres.  Cela fait donc prŠs de trois
lieues.] un boulet pesant une demi-tonne [Cinq cents
kilogrammes.] aurait facilement renvers‚ cent cinquante
chevaux et trois cents hommes.  Il fut mˆme question au
Gun-Club d'en faire une ‚preuve solennelle.  Mais, si les
chevaux consentirent … tenter l'exp‚rience, les hommes
firent malheureusement d‚faut.

Quoi qu'il en soit, l'effet de ces canons ‚tait trŠs
meurtrier, et … chaque d‚charge les combattants tombaient
comme des ‚pis sous la faux. Que signifiaient, auprŠs de
tels projectiles, ce fameux boulet qui, … Coutras, en 1587,
mit vingt-cinq hommes hors de combat, et cet autre qui, …
Zorndoff, en 1758, tua quarante fantassins, et, en 1742, ce
canon autrichien de Kesselsdorf, dont chaque coup jetait
soixante-dix ennemis par terre?  Qu'‚taient ces feux
surprenants d'I‚na ou d'Austerlitz qui d‚cidaient du sort de
la bataille?  On en avait vu bien d'autres pendant la guerre
f‚d‚rale!  Au combat de Gettysburg, un projectile conique
lanc‚ par un canon ray‚ atteignit cent soixante-treize
conf‚d‚r‚s; et, au passage du Potomac, un boulet Rodman
envoya deux cent quinze Sudistes dans un monde ‚videmment
meilleur.  Il faut mentionner ‚galement un mortier
formidable invent‚ par J.-T. Maston, membre distingu‚ et
secr‚taire perp‚tuel du Gun-Club, dont le r‚sultat fut bien
autrement meurtrier, puisque, … son coup d'essai, il tua
trois cent trente-sept personnes, --en ‚clatant, il est
vrai!

Qu'ajouter … ces nombres si ‚loquents par eux-mˆmes?  Rien. 
Aussi admettra-t-on sans conteste le calcul suivant, obtenu
par le statisticien Pitcairn: en divisant le nombre des
victimes tomb‚es sous les boulets par celui des membres du
Gun-Club, il trouva que chacun de ceux-ci avait tu‚ pour son
compte une ®moyenne¯ de deux mille trois cent
soixante-quinze hommes et une fraction.

A consid‚rer un pareil chiffre, il est ‚vident que l'unique
pr‚occupation de cette soci‚t‚ savante fut la destruction de
l'humanit‚ dans un but philanthropique, et le
perfectionnement des armes de guerre, consid‚r‚es comme
instruments de civilisation.

C'‚tait une r‚union d'Anges Exterminateurs, au demeurant les
meilleurs fils du monde. Il faut ajouter que ces Yankees,
braves … toute ‚preuve, ne s'en tinrent pas seulement aux
formules et qu'ils payŠrent de leur personne.  On comptait
parmi eux des officiers de tout grade, lieutenants ou
g‚n‚raux, des militaires de tout age, ceux qui d‚butaient
dans la carriŠre des armes et ceux qui vieillissaient sur
leur aff–t.  Beaucoup restŠrent sur le champ de bataille
dont les noms figuraient au livre d'honneur du Gun-Club, et
de ceux qui revinrent la plupart portaient les marques de
leur indiscutable intr‚pidit‚. B‚quilles, jambes de bois,
bras articul‚s, mains … crochets, mƒchoires en caoutchouc,
crƒnes en argent, nez en platine, rien ne manquait … la
collection, et le susdit Pitcairn calcula ‚galement que,
dans le Gun-Club, il n'y avait pas tout … fait un bras pour
quatre personnes,  et seulement deux jambes pour six.

Mais ces vaillants artilleurs n'y regardaient pas de si
prŠs, et ils se sentaient fiers … bon droit, quand le
bulletin d'une bataille relevait un nombre de victimes
d‚cuple de la quantit‚ de projectiles d‚pens‚s.

Un jour, pourtant, triste et lamentable jour, la paix fut
sign‚e par les survivants de la guerre, les d‚tonations
cessŠrent peu … peu, les mortiers se turent, les obusiers
musel‚s pour longtemps et les canons, la tˆte basse,
rentrŠrent aux arsenaux, les boulets s'empilŠrent dans les
parcs, les souvenirs sanglants s'effacŠrent, les cotonniers
poussŠrent magnifiquement sur les champs largement
engraiss‚s, les vˆtements de deuil achevŠrent de s'user avec
les douleurs, et le Gun-Club demeura plong‚ dans un
d‚soeuvrement profond.

Certains piocheurs, des travailleurs acharn‚s, se livraient
bien encore … des calculs de balistique; ils rˆvaient
toujours de bombes gigantesques et d'obus incomparables. 
Mais, sans la pratique, pourquoi ces vaines th‚ories?  Aussi
les salles devenaient d‚sertes, les domestiques dormaient
dans les antichambres, les journaux moisissaient sur les
tables, les coins obscurs retentissaient de ronflements
tristes, et les membres du Gun-Club, jadis si bruyants,
maintenant r‚duits au silence par une paix d‚sastreuse,
s'endormaient dans les rˆveries de l'artillerie platonique!

®C'est d‚solant, dit un soir le brave Tom Hunter, pendant
que ses jambes de bois se carbonisaient dans la chemin‚e du
fumoir.  Rien … faire!  rien … esp‚rer!  Quelle existence
fastidieuse!  O— est le temps o— le canon vous r‚veillait
chaque matin par ses joyeuses d‚tonations?¯

®Ce temps-l… n'est plus, r‚pondit le fringant Bilsby, en
cherchant … se d‚tirer les bras qui lui manquaient.  C'‚tait
un plaisir alors! On inventait son obusier, et, … peine
fondu, on courait l'essayer devant l'ennemi; puis on
rentrait au camp avec un encouragement de Sherman ou une
poign‚e de main de MacClellan!  Mais, aujourd'hui, les
g‚n‚raux sont retourn‚s … leur comptoir, et, au lieu de
projectiles, ils exp‚dient d'inoffensives balles de coton! 
Ah!  par sainte Barbe! l'avenir de l'artillerie est perdu en
Am‚rique!¯

®Oui, Bilsby, s'‚cria le colonel Blomsberry, voil… de
cruelles d‚ceptions!  Un jour on quitte ses habitudes
tranquilles, on s'exerce au maniement des armes, on
abandonne Baltimore pour les champs de bataille, on se
conduit en h‚ros, et, deux ans, trois ans plus tard, il faut
perdre le fruit de tant de fatigues, s'endormir dans une
d‚plorable oisivet‚ et fourrer ses mains dans ses poches.¯

Quoi qu'il p–t dire, le vaillant colonel e–t ‚t‚ fort
empˆch‚ de donner une pareille marque de son d‚soeuvrement,
et cependant, ce n'‚taient pas les poches qui lui
manquaient.

®Et nulle guerre en perspective!¯  dit alors le fameux J.-T.
Maston, en grattant de son crochet de fer son crƒne en
gutta-percha.  ®Pas un nuage … l'horizon, et cela quand il y
a tant … faire dans la science de l'artillerie!  Moi qui
vous parle, j'ai termin‚ ce matin une ‚pure, avec plan,
coupe et ‚l‚vation, d'un mortier destin‚ … changer les lois
de la guerre!¯

®Vraiment?¯ r‚pliqua Tom Hunter, en songeant
involontairement au dernier essai de l'honorable J.-T.
Maston.

®Vraiment, r‚pondit celui-ci.  Mais … quoi serviront tant
d'‚tudes men‚es … bonne fin, tant de difficult‚s vaincues? 
N'est-ce pas travailler en pure perte?  Les peuples du
Nouveau Monde semblent s'ˆtre donn‚ le mot pour vivre en
paix, et notre belliqueux _Tribune_¯

[Le plus fougueux journal abolitionniste de l'Union.] en
arrive … pronostiquer de prochaines catastrophes dues …
l'accroissement scandaleux des populations!

®Cependant, Maston, reprit le colonel Blomsberry, on se bat
toujours en Europe pour soutenir le principe des
nationalit‚s!¯

®Eh bien?¯

®Eh bien!  il y aurait peut-ˆtre quelque chose … tenter
l…-bas, et si l'on acceptait nos services...¯

®Y pensez-vous?  s'‚cria Bilsby.  Faire de la balistique au
profit des ‚trangers!¯

®Cela vaudrait mieux que de n'en pas faire du tout, ¯
riposta le colonel.

®Sans doute, dit J.-T. Maston, cela vaudrait mieux, mais il
ne faut mˆme pas songer … cet exp‚dient.¯

®Et pourquoi cela?¯ demanda le colonel.

®Parce qu'ils ont dans le Vieux Monde des id‚es sur
l'avancement qui contrarieraient toutes nos habitudes
am‚ricaines.  Ces gens-l… ne s'imaginent pas qu'on puisse
devenir g‚n‚ral en chef avant d'avoir servi comme
sous-lieutenant, ce qui reviendrait … dire qu'on ne saurait
ˆtre bon pointeur … moins d'avoir fondu le canon soi-mˆme!
Or, c'est tout simplement...¯

®Absurde!¯  r‚pliqua Tom Hunter en d‚chiquetant les bras de
son fauteuil … coups de ®bowie-knife¯ [Couteau … large
lame.], et puisque les choses en sont l…, il ne nous reste
plus qu'… planter du tabac ou … distiller de l'huile de
baleine!¯

®Comment!¯  s'‚cria J.-T. Maston d'une voix retentissante,
ces derniŠres ann‚es de notre existence, nous ne les
emploierons pas au perfectionnement des armes … feu!  Une
nouvelle occasion ne se rencontrera pas d'essayer la port‚e
de nos projectiles!  L'atmosphŠre ne s'illuminera plus sous
l'‚clair de nos canons!  Il ne surgira pas une difficult‚
internationale qui nous permette de d‚clarer la guerre …
quelque puissance transatlantique!  Les Fran‡ais ne
couleront pas un seul de nos steamers, et les Anglais ne
pendront pas, au m‚pris dudroit des gens, trois ou quatre de
nos nationaux!¯

®Non, Maston, r‚pondit le colonel Blomsberry, nous n'aurons
pas ce bonheur!  Non!  pas un de ces incidents ne se
produira, et, se produisŒt-il, nous n'en profiterions mˆme
pas!  La susceptibilit‚ am‚ricaine s'en va de jour en jour,
et nous tombons en quenouille!¯

®Oui, nous nous humilions!¯  r‚pliqua Bilsby.

®Et on nous humilie!¯  riposta Tom Hunter.

®Tout cela n'est que trop vrai, r‚pliqua J.-T. Maston avec
une nouvelle v‚h‚mence.  Il y a dans l'air mille raisons de
se battre et  l'on ne se bat pas!  On ‚conomise des bras et
des jambes, et cela au profit de gens qui n'en savent que
faire!  Et tenez, sans chercher si loin un motif de guerre,
l'Am‚rique du Nord n'a t'elle pas appartenu autrefois aux
Anglais?¯

®Sans doute,¯ r‚pondit Tom Hunter en tisonnant avec rage du
bout de sa b‚quille.

®Eh bien!  reprit J.-T. Maston, pourquoi l'Angleterre … son
tour n'appartiendrait-elle pas aux Am‚ricains?¯

®Ce ne serait que justice,¯ riposta le colonel Blomsberry.

®Allez proposer cela au pr‚sident des tats-Unis, s'‚cria
J.-T. Maston, et vous verrez comme il vous recevra!¯

®Il nous recevra mal,¯ murmura Bilsby entre les quatre dents
qu'il avait sauv‚es de la bataille.

®Par ma foi, s'‚cria J.-T. Maston, aux prochaines ‚lections
il n'a que faire de compter sur ma voix!¯

®Ni sur les n“tres,¯ r‚pondirent d'un commun accord ces
belliqueux invalides.

®En attendant, reprit J.-T. Maston, et pour conclure, si
l'on ne me fournit pas l'occasion d'essayer mon nouveau
mortier sur un vrai champ de bataille, je donne ma d‚mission
de membre du Gun-Club, et je cours m'enterrer dans les
savanes de l'Arkansas!¯

®Nous vous y suivrons¯, r‚pondirent les interlocuteurs de
l'audacieux J.-T. Maston.

Or, les choses en ‚taient l…, les esprits se montaient de
plus en  plus, et le club ‚tait menac‚ d'une dissolution
prochaine, quand un ‚v‚nement inattendu vint empˆcher cette
regrettable catastrophe.

Le lendemain mˆme de cette conversation, chaque membre du
cercle recevait une circulaire libell‚e en ces termes:

_Baltimore, 3 octobre._


_Le pr‚sident du Gun-Club a l'honneur de pr‚venir ses
collŠgues qu'… la s‚ance du 5 courant il leur fera une
communication de nature … les int‚resser vivement.  En
cons‚quence, il les prie, toute affaire cessante, de se
rendre … l'invitation qui leur est faite par la pr‚sente._

_TrŠs cordialement_leur

IMPEY BARBICANE, P. G.-C.




II


COMMUNICATION DU PRSIDENT BARBICANE


Le 5 octobre, … huit heures du soir, une foule compacte se
pressait dans les salons du Gun-Club, 21, Union-Square. 
Tous les membres du cercle r‚sidant … Baltimore s'‚taient
rendus … l'invitation de leur pr‚sident.  Quant aux membres
correspondants, les express les d‚barquaient par centaines
dans les rues de la ville, et si grand que f–t le ®hall¯ des
s‚ances, ce monde de savants n'avait pu y trouver place;
aussi refluait-il dans les salles voisines, au fond des
couloirs et jusqu'au milieu des cours ext‚rieures; l…, il
rencontrait le simple populaire qui se pressait aux portes,
chacun cherchant … gagner les premiers rangs, tous avides de
connaŒtre l'importante communication du pr‚sident Barbicane,
se poussant, se bousculant, s'‚crasant avec cette libert‚
d'action particuliŠre aux masses ‚lev‚es dans les id‚es du
®self government¯ [Gouvernement personnel.].

Ce soir-l…, un ‚tranger qui se f–t trouv‚ … Baltimore n'e–t
pas obtenu, mˆme … prix d'or, de p‚n‚trer dans la grande
salle; celle-ci ‚tait exclusivement r‚serv‚e aux membres
r‚sidants ou correspondants; nul autre n'y pouvait prendre
place, et les notables de la cit‚, les magistrats du conseil
des selectmen [Administrateurs de la ville ‚lus par la
population.] avaient d– se mˆler … la foule de leurs
administr‚s, pour saisir au vol les nouvelles de
l'int‚rieur.

Cependant l'immense ®hall¯ offrait aux regards un curieux
spectacle. Ce vaste local ‚tait merveilleusement appropri‚ …
sa destination.  De hautes colonnes form‚es de canons
superpos‚s auxquels d'‚pais mortiers servaient de base
soutenaient les fines armatures de la vo–te, v‚ritables
dentelles de fonte frapp‚es … l'emporte-piŠce.  Des
panoplies d'espingoles, de tromblons, d'arquebuses, de
carabines, de toutes les armes … feu anciennes ou modernes
s'‚cartelaient sur les murs dans un entrelacement
pittoresque.  Le gaz sortait pleine flamme d'un millier de
revolvers group‚s en forme de lustres, tandis que des
girandoles de pistolets et des cand‚labres faits de fusils
r‚unis en faisceaux, compl‚taient ce splendide ‚clairage. 
Les modŠles de canons, les ‚chantillons de bronze, les mires
cribl‚es de coups, les plaques bris‚es au choc des boulets
du Gun-Club, les assortiments de refouloirs et
d'‚couvillons, les chapelets de bombes, les colliers de
projectiles, les guirlandes d'obus, en un mot, tous les
outils de l'artilleur surprenaient l'oeil par leur ‚tonnante
disposition et laissaient … penser que leur v‚ritable
destination ‚tait plus d‚corative que meurtriŠre.

A la place d'honneur, on voyait, abrit‚ par une splendide
vitrine, un morceau de culasse, bris‚ et tordu sous l'effort
de la poudre, pr‚cieux d‚bris du canon de J.-T. Maston.

A l'extr‚mit‚ de la salle, le pr‚sident, assist‚ de quatre
secr‚taires, occupait une large esplande.  Son siŠge, ‚lev‚
sur un aff–t sculpt‚, affectait dans son ensemble les formes
puissantes d'un mortier de trente-deux pouces; il ‚tait
braque sous un angle de quatre-vingt-dix degr‚s et suspendu
… des tourillons, de telle sorte que le pr‚sident pouvait
lui imprimer, comme aux ®rocking-chairs¯ [Chaises … bascule
en usage aux tats-Unis.], un balancement fort agr‚able par
les grandes chaleurs.  Sur le bureau, vaste plaque de t“le
support‚e par six caronades, on voyait un encrier d'un go–t
exquis, fait d'un bisca‹en d‚licieusement cisel‚, et un
timbre … d‚tonation qui ‚clatait, … l'occasion, comme un
revolver.  Pendant les discussions v‚h‚mentes, cette
sonnette d'un nouveau genre suffisait … peine … couvrir la
voix de cette l‚gion d'artilleurs surexcit‚s.

Devant le bureau, des banquettes dispos‚es en zigzags, comme
les circonvallations d'un retranchement, formaient une
succession de bastions et de courtines o— prenaient place
tous les membres du Gun-Club, et ce soir-l…, on peut le
dire, ®il y avait du monde sur les remparts¯.  On
connaissait assez le pr‚sident pour savoir qu'il n'e–t pas
d‚rang‚ ses collŠgues sans un motif de la plus haute
gravit‚. 

Impey Barbicane ‚tait un homme de quarante ans, calme,
froid, austŠre, d'un esprit ‚minemment s‚rieux et concentr‚;
exact comme un chronomŠtre, d'un temp‚rament … toute
‚preuve, d'un caractŠre in‚branlable; peu chevaleresque,
aventureux cependant, mais apportant des id‚es pratiques
jusque dans ses entreprises les plus t‚m‚raires; l'homme par
excellence de la Nouvelle-Angleterre, le Nordiste
colonisateur, le descendant de ces Tˆtes-Rondes si funestes
aux Stuarts, et l'implacable ennemi des gentlemen du Sud,
ces anciens Cavaliers de la mŠre patrie.  En un mot, un
Yankee coul‚ d'un seul bloc.

Barbicane avait fait une grande fortune dans le commerce des
bois; nomm‚ directeur de l'artillerie pendant la guerre, il
se montra fertile en inventions; audacieux dans ses id‚es,
il contribua puissamment aux progrŠs de cette arme, et donna
aux choses exp‚rimentales un incomparable ‚lan.

C'‚tait un personnage de taille moyenne, ayant, par une rare
exception dans le Gun-Club, tous ses membres intacts.  Ses
traits accentu‚s semblaient trac‚s … l'‚querre et au
tire-ligne, et s'il est vrai que, pour deviner les instincts
d'un homme, on doive le regarder de profil, Barbicane, vu
ainsi, offrait les indices les plus certains de l'‚nergie,
de l'audace et du sang-froid.

En cet instant, il demeurait immobile dans son fauteuil,
muet, absorb‚, le regard en dedans, abrit‚ sous son chapeau
… haute forme, cylindre de soie noire qui semble viss‚ sur
les crƒnes am‚ricains.

Ses collŠgues causaient bruyamment autour de lui sans le
distraire; ils s'interrogeaient, ils se lan‡aient dans le
champ des suppositions, ils examinaient leur pr‚sident et
cherchaient, mais en vain, … d‚gager l'X de son
imperturbable physionomie. 

Lorsque huit heures sonnŠrent … l'horloge fulminante de la
grande salle, Barbicane, comme s'il e–t ‚t‚ m– par un
ressort, se redressa subitement; il se fit un silence
g‚n‚ral, et l'orateur, d'un ton un peu emphatique, prit la
parole en ces termes:

®Braves collŠgues, depuis trop longtemps d‚j… une paix
inf‚conde est venue plonger les membres du Gun-Club dans un
regrettable d‚soeuvrement.  AprŠs une p‚riode de quelques
ann‚es, si pleine d'incidents, il a fallu abandonner nos
travaux et nous arrˆter net sur la route du progrŠs.  Je ne
crains pas de le proclamer … haute voix, toute guerre qui
nous remettrait les armes … la main serait bien venue...¯

®Oui, la guerre!¯  s'‚cria l'imp‚tueux J.-T. Maston.

®coutez!  ‚coutez!¯  r‚pliqua-t-on de toutes parts.

®Mais la guerre, dit Barbicane, la guerre est impossible
dans les circonstances actuelles, et, quoi que puisse
esp‚rer mon honorable interrupteur, de longues ann‚es
s'‚couleront encore avant que nos canons tonnent sur un
champ de bataille.  Il faut donc en prendre son parti et
chercher dans un autre ordre d'id‚es un aliment … l'activit‚
qui nous d‚vore!¯

L'assembl‚e sentit que son pr‚sident allait aborder le point
d‚licat.  Elle redoubla d'attention.

®Depuis quelques mois, mes braves collŠgues, reprit
Barbicane, je me suis demand‚ si, tout en restant dans notre
sp‚cialit‚, nous ne pourrions pas entreprendre quelque
grande exp‚rience digne du XIXe siŠcle, et si les progrŠs de
la balistique ne nous permettraient pas de la mener … bonne
fin.  J'ai donc cherch‚, travaill‚, calcul‚, et de mes
‚tudes est r‚sult‚e cette conviction que nous devons r‚ussir
dans une entreprise qui paraŒtrait impraticable … tout autre
pays.  Ce projet, longuement ‚labor‚, va faire l'objet de ma
communication; il est digne de vous, digne du pass‚ du
Gun-Club, et il ne pourra manquer de faire du bruit dans le
monde!¯

®Beaucoup de bruit? ¯ s'‚cria un artilleur passionn‚.

®Beaucoup de bruit dans le vrai sens du mot,¯  r‚pondit
Barbicane.

®N'interrompez pas!¯  r‚p‚tŠrent plusieurs voix.

®Je vous prie donc, braves collŠgues, reprit le pr‚sident,
de m'accorder toute votre attention.¯

Un fr‚missement courut dans l'assembl‚e.  Barbicane, ayant
d'un geste rapide assur‚ son chapeau sur sa tˆte, continua
son discours d'une voix calme:

®Il n'est aucun de vous, braves collŠgues, qui n'ait vu la
Lune, ou tout au moins, qui n'en ait entendu parler.  Ne
vous ‚tonnez pas si je viens vous entretenir ici de l'astre
des nuits.  Il nous est peut-ˆtre r‚serv‚ d'ˆtre les Colombs
de ce monde inconnu.  Comprenez-moi, secondez-moi de tout
votre pouvoir, je vous mŠnerai … sa conquˆte, et son nom se
joindra … ceux des trente-six tats qui forment ce grand
pays de l'Union!¯

®Hurrah pour la Lune!¯  s'‚cria le Gun-Club d'une seule
voix.

®On a beaucoup ‚tudi‚ la Lune, reprit Barbicane; sa masse,
sa densit‚, son poids, son volume, sa constitution, ses
mouvements, sa distance, son r“le dans le monde solaire,
sont parfaitement d‚termin‚s; on a dress‚ des cartes
s‚l‚nographiques [De
\(\sigma\epsilon\lambda\acute{\eta}\nu\eta\), mot grec qui
signifie Lune.] avec une perfection qui ‚gale, si mˆme elle
ne surpasse pas, celle des cartes terrestres; la
photographie a donn‚ de notre satellite des ‚preuves d'une
incomparable beaut‚ [Voir les magnifiques clich‚s de la
Lune, obtenus par M. Waren de la Rue.].  En un mot, on sait
de la Lune tout ce que les sciences math‚matiques,
l'astronomie, la g‚ologie, l'optique peuvent en apprendre;
mais jusqu'ici il n'a jamais ‚t‚ ‚tabli de communication
directe avec elle.¯

Un violent mouvement d'int‚rˆt et de surprise accueillit ces
paroles.

®Permettez-moi, reprit-il, de vous rappeler en quelques mots
comment certains esprits ardents, embarqu‚s pour des voyages
imaginaires, pr‚tendirent avoir p‚n‚tr‚ les secrets de notre
satellite.  Au XVIIe siŠcle, un certain David Fabricius se
vanta d'avoir vu de ses yeux des habitants de la Lune.  En
1649, un Fran‡ais, Jean Baudoin, publia le _Voyage fait au
monde de la Lune par Dominique GonzalŠs_, aventurier
espagnol.  A la mˆme ‚poque, Cyrano de Bergerac fit paraŒtre
cette exp‚dition c‚lŠbre qui eut tant de succŠs en France. 
Plus tard, un autre Fran‡ais®ces gens-l… s'occupent beaucoup
de la Lune®, le nomm‚ Fontenelle, ‚crivit la _Pluralit‚ des
Mondes_, un chef-d'oeuvre en son temps; mais la science, en
marchant, ‚crase mˆme les chefs-d'oeuvre! Vers 1835, un
opuscule traduit du _New York American_ raconta que Sir John
Herschell, envoy‚ au cap de Bonne-Esp‚rance pour y faire des
‚tudes astronomiques, avait, au moyen d'un t‚lescope
perfectionn‚ par un ‚clairage int‚rieur, ramen‚ la Lune …
une distance de quatre-vingts yards [Le yard vaut un peu
moins que le mŠtre, soit 91 cm.].  Alors il aurait aper‡u
distinctement des cavernes dans lesquelles vivaient des
hippopotames, de vertes montagnes frang‚es de dentelles
d'or, des moutons aux cornes d'ivoire, des chevreuils
blancs, des habitants avec des ailes membraneuses comme
celles de la chauve-souris.  Cette brochure, oeuvre d'un
Am‚ricain nomm‚ Locke [Cette brochure fut publi‚e en France
par le r‚publicain Laviron, qui fut tu‚ au siŠge de Rome en
1840.], eut un trŠs grand succŠs.  Mais bient“t on reconnut
que c'‚tait une mystification scientifique, et les Fran‡ais
furent les premiers … en rire.¯

®Rire d'un Am‚ricain!  s'‚cria J.-T. Maston, mais voil… un
_casus belli_!...¯

®Rassurez-vous, mon digne ami.  Les Fran‡ais, avant d'en
rire, avaient ‚t‚ parfaitement dup‚s de notre compatriote. 
Pour terminer ce rapide historique, j'ajouterai qu'un
certain Hans Pfaal de Rotterdam, s'‚lan‡ant dans un ballon
rempli d'un gaz tir‚ de l'azote, et trente-sept fois plus
l‚ger que l'hydrogŠne, atteignit la Lune aprŠs dix-neuf
jours de travers‚e.  Ce voyage, comme les tentatives
pr‚c‚dentes, ‚tait simplement imaginaire, mais ce fut
l'oeuvre d'un ‚crivain populaire en Am‚rique, d'un g‚nie
‚trange et contemplatif. J'ai nomm‚ Poe!¯

®Hurrah pour Edgard Poe!¯  s'‚cria l'assembl‚e, ‚lectris‚e
par les paroles de son pr‚sident.

®J'en ai fini, reprit Barbicane, avec ces tentatives que
j'appellerai purement litt‚raires, et parfaitement
insuffisantes pour ‚tablir des relations s‚rieuses avec
l'astre des nuits.  Cependant, je dois ajouter que quelques
esprits pratiques essayŠrent de se mettre en communication
s‚rieuse avec lui.  Ainsi, il y a quelques ann‚es, un
g‚omŠtre allemand proposa d'envoyer une commission de
savants dans les steppes de la Sib‚rie.  L…, sur de vastes
plaines, on devait ‚tablir d'immenses figures g‚om‚triques,
dessin‚es au moyen de r‚flecteurs lumineux, entre autres le
carr‚ de l'hypot‚nuse, vulgairement appel‚ le ®Pont aux
ƒnes¯ par les Fran‡ais.  ®Tout ˆtre intelligent, disait le
g‚omŠtre, doit comprendre la destination scientifique de
cette figure.  Les S‚l‚nites [Habitants de la Lune.], s'ils
existent, r‚pondront par une figure semblable, et la
communication une fois ‚tablie, il sera facile de cr‚er un
alphabet a qui permettra de s'entretenir avec les habitants
de la Lune.¯ Ainsi parlait le g‚omŠtre allemand, mais son
projet ne fut pas mis … ex‚cution, et jusqu'ici aucun lien
direct n'a exist‚ entre la Terre et son satellite.  Mais il
est r‚serv‚ au g‚nie pratique des Am‚ricains de se mettre en
rapport avec le monde sid‚ral.  Le moyen d'y parvenir est
simple, facile, certain, immanquable, et il va faire l'objet
de ma proposition.¯

Un brouhaha, une tempˆte d'exclamations accueillit ces
paroles.  Il n'‚tait pas un seul des assistants qui ne f–t
domin‚, entraŒn‚, enlev‚ par les paroles de l'orateur.

®Ecoutez!  ‚coutez!  Silence donc!¯ s'‚cria-t-on de toutes
parts.

Lorsque l'agitation fut calm‚e, Barbicane reprit d'une voix
plus grave son discours interrompu:

®Vous savez, dit-il, quels progrŠs la balistique a faits
depuis quelques ann‚es et … quel degr‚ de perfection les
armes … feu seraient parvenues, si la guerre e–t continu‚. 
Vous n'ignorez pas non plus que, d'une fa‡on g‚n‚rale, la
force de r‚sistance des canons et la puissance expansive de
la poudre sont illimit‚es.  Eh bien!  partant de ce
principe, je me suis demand‚ si, au moyen d'un appareil
suffisant, ‚tabli dans des conditions de r‚sistance
d‚termin‚es, il ne serait pas possible d'envoyer un boulet
dans la Lune.¯

A ces paroles, un ®oh!¯ de stup‚faction s'‚chappa de mille
poitrines haletantes; puis il se fit un moment de silence,
semblable … ce calme profond qui pr‚cŠde les coups de
tonnerre.  Et, en effet, le tonnerre ‚clata, mais un
tonnerre d'applaudissements, de cris, de clameurs, qui fit
trembler la salle des s‚ances.  Le pr‚sident voulait parler;
il ne le pouvait pas.  Ce ne fut qu'au bout de dix minutes
qu'il parvint …  se faire entendre.

®Laissez-moi achever, reprit-il froidement.  J'ai pris la
question sous toutes ses faces, je l'ai abord‚e r‚solument,
et de mes calculs indiscutables il r‚sulte que tout
projectile dou‚ d'une vitesse initiale de douze mille yards
[Environ 11,000 mŠtres.] par seconde, et dirig‚ vers la
Lune, arrivera n‚cessairement jusqu'… elle.  J'ai donc
l'honneur de vous proposer, mes braves collŠgues, de tenter
cette petite exp‚rience!¯




III


EFFET DE LA COMMUNICATION BARBICANE


Il est impossible de peindre l'effet produit par les
derniŠres paroles de l'honorable pr‚sident.  Quels cris! 
quelles vocif‚rations!  quelle succession de grognements, de
hurrahs, de ®hip!  hip!  hip!¯ et de toutes ces onomatop‚es
qui foisonnent dans la langue am‚ricaine! C'‚tait un
d‚sordre, un brouhaha indescriptible!  Les bouches criaient,
les mains battaient, les pieds ‚branlaient le plancher des
salles.  Toutes les armes de ce mus‚e d'artillerie, partant
… la fois, n'auraient pas agit‚ plus violemment les ondes
sonores.  Cela ne peut surprendre.  Il y a des canonniers
presque aussi bruyants que leurs canons.

Barbicane demeurait calme au milieu de ces clameurs
enthousiastes; peut-ˆtre voulait-il encore adresser quelques
paroles … ses collŠgues, car ses gestes r‚clamŠrent le
silence, et son timbre fulminant s'‚puisa en violentes
d‚tonations.  On ne l'entendit mˆme pas. Bient“t il fut
arrach‚ de son siŠge, port‚ en triomphe, et des mains de ses
fidŠles camarades il passa dans les bras d'une foule non
moins surexcit‚e.

Rien ne saurait ‚tonner un Am‚ricain.  On a souvent r‚p‚t‚
que le mot ®impossible¯ n'‚tait pas fran‡ais; on s'est
‚videmment tromp‚ de dictionnaire.  En Am‚rique, tout est
facile, tout est simple, et quant aux difficult‚s
m‚caniques, elles sont mortes avant d'ˆtre n‚es. Entre le
projet Barbicane et sa r‚alisation, pas un v‚ritable Yankee
ne se f–t permis d'entrevoir l'apparence d'une difficult‚. 
Chose dite, chose faite.

La promenade triomphale du pr‚sident se prolongea dans la
soir‚e.  Une v‚ritable marche aux flambeaux.  Irlandais,
Allemands, Fran‡ais, cossais, tous ces individus
h‚t‚rogŠnes dont se compose la population du Maryland,
criaient dans leur langue maternelle, et les vivats, les
hurrahs, les bravos s'entremˆlaient dans un inexprimable
‚lan.

Pr‚cis‚ment, comme si elle e–t compris qu'il s'agissait
d'elle, la Lune brillait alors avec une sereine
magnificence, ‚clipsant de son intense irradiation les feux
environnants.  Tous les Yankees dirigeaient leurs yeux vers
son disque ‚tincelant; les uns la saluaient de la main, les
autres l'appelaient des plus doux noms; ceux-ci la
mesuraient du regard, ceux-l… la mena‡aient du poing; de
huit heures … minuit, un opticien de Jone's-Fall-Street fit
sa fortune … vendre des lunettes.  L'astre des nuits ‚tait
lorgn‚ comme une lady de haute vol‚e.  Les Am‚ricains en
agissaient avec un sans-fa‡on de propri‚taires.  Il semblait
que la blonde Phoeb‚ appartŒnt … ces audacieux conqu‚rants
et fŒt d‚j… partie du territoire de l'Union.  Et pourtant il
n'‚tait question que de lui envoyer un projectile, fa‡on
assez brutale d'entrer en relation, mˆme avec un satellite,
mais fort en usage parmi les nations civilis‚es.

Minuit venait de sonner, et l'enthousiasme ne baissait pas;
il se maintenait … dose ‚gale dans toutes les classes de la
population; le magistrat, le savant, le n‚gociant, le
marchand, le portefaix, les hommes intelligents aussi bien
que les gens ®verts [Expression tout … fait am‚ricaine pour
d‚signer des gens na‹fs.]¯, se sentaient remu‚s dans leur
fibre la plus d‚licate; il s'agissait l… d'une entreprise
nationale; aussi la ville haute, la ville basse, les quais
baign‚s par les eaux du Patapsco, les navires emprisonn‚s
dans leurs bassins regorgeaient d'une foule ivre de joie, de
gin et de whisky; chacun conversait, p‚rorait, discutait,
disputait, approuvait, applaudissait, depuis le gentleman
nonchalamment ‚tendu sur le canap‚ des bar-rooms devant sa
chope de sherry-cobbler [M‚lange de rhum, de jus d'orange,
de sucre, de cannelle et de muscade.  Cette boisson de
couleur jaunƒtre s'aspire dans des chopes au moyen d'un
chalumeau de verre. Les bar-rooms sont des espŠces de
caf‚s.], jusqu'au waterman qui se grisait de ®casse-poitrine
[Boisson effrayante du bas peuple. Litt‚ralement, en
anglais: _thorough knock me down_.] ¯ dans les sombres
tavernes du Fells-Point.  Cependant, vers deux heures,
l'‚motion se calma.  Le pr‚sident Barbicane parvint …
rentrer chez lui, bris‚, ‚cras‚, moulu.  Un hercule n'e–t
pas r‚sist‚ … un enthousiasme pareil.  La foule abandonna
peu … peu les places et les rues.  Les quatre rails-roads de
l'Ohio, de Susquehanna, de Philadelphie et de Washington,
qui convergent … Baltimore, jetŠrent le public hexogŠne aux
quatre coins des tats-Unis, et la ville se reposa dans une
tranquillit‚ relative.

Ce serait d'ailleurs une erreur de croire que, pendant cette
soir‚e m‚morable, Baltimore f–t seule en proie … cette
agitation.  Les grandes villes de l'Union, New York, Boston,
Albany, Washington, Richmond, Crescent-City [Surnom de La
Nouvelle-Orl‚ans.], Charleston, la Mobile, du Texas au
Massachusetts, du Michigan aux Florides, toutes prenaient
leur part de ce d‚lire.  En effet, les trente mille
correspondants du Gun-Club connaissaient la lettre de leur
pr‚sident,et ils attendaient avec une ‚gale impatience la
fameuse communication du 5 octobre.  Aussi, le soir mˆme, …
mesure que les paroles s'‚chappaient des lŠvres de
l'orateur, elles couraient sur les fils t‚l‚graphiques, …
travers les tats de l'Union, avec une vitesse de deux cent
quarante-huit mille quatre cent quarante-sept milles [Cent
mille lieues.  C'est la vitesse de l'‚lectricit‚.] … la
seconde.  On peut donc dire avec une certitude absolue qu'au
mˆme instant les tats-Unis d'Am‚rique, dix fois grands
comme la France, poussŠrent un seul hurrah, et que
vingt-cinq millions de coeurs, gonfl‚s d'orgueil, battirent
de la mˆme pulsation. 

Le lendemain, quinze cents journaux quotidiens,
hebdomadaires, bi-mensuels ou mensuels, s'emparŠrent de la
question; ils l'examinŠrent sous ses diff‚rents aspects
physiques, m‚t‚orologiques, ‚conomiques ou moraux, au point
de vue de la pr‚pond‚rance politique ou de la civilisation. 
Ils se demandŠrent si la Lune ‚tait un monde achev‚, si elle
ne subissait plus aucune transformation.  Ressemblait-elle …
la Terre au temps o— l'atmosphŠre n'existait pas encore? 
Quel spectacle pr‚sentait cette face invisible au sph‚ro‹de
terrestre?  Bien qu'il ne s'agŒt encore que d'envoyer un
boulet … l'astre des nuits, tous voyaient l… le point de
d‚part d'une s‚rie d'exp‚riences; tous esp‚raient qu'un jour
l'Am‚rique p‚n‚trerait les derniers secrets de ce disque
myst‚rieux, et quelques-uns mˆme semblŠrent craindre que sa
conquˆte ne d‚rangeƒt sensiblement l'‚quilibre europ‚en.

Le projet discut‚, pas une feuille ne mit en doute sa
r‚alisation; les recueils, les brochures, les bulletins, les
®magazines¯ publi‚s par les soci‚t‚s savantes, litt‚raires
ou religieuses, en firent ressortir les avantages, et ®la
Soci‚t‚ d'Histoire naturelle¯ de Boston, ®la Soci‚t‚
am‚ricaine des sciences et des arts¯ d'Albany, ®la Soci‚t‚
g‚ographique et statistique¯ de New York, ®la Soci‚t‚
philosophique am‚ricaine¯ de Philadelphie, ®l'Institution
Smithsonienne¯ de Washington, envoyŠrent dans mille lettres
leurs f‚licitations au Gun-Club, avec des offres imm‚diates
de service et d'argent.

Aussi, on peut le dire, jamais proposition ne r‚unit un
pareil nombre d'adh‚rents; d'h‚sitations, de doutes,
d'inqui‚tudes, il ne fut mˆme pas question.  Quant aux
plaisanteries, aux caricatures, aux chansons qui eussent
accueilli en Europe, et particuliŠrement en France, l'id‚e
d'envoyer un projectile … la Lune, elles auraient fort mal
servi leur auteur; tous les ®lifepreservers [Arme de poche
faite en baleine flexible et d'une boule de m‚tal.]¯ du
monde eussent ‚t‚ impuissants … le garantir contre
l'indignation g‚n‚rale.  Il y a des choses dont on ne rit
pas dans le Nouveau Monde.  Impey Barbicane devint donc, …
partir de ce jour, un des plus grands citoyens des
tats-Unis, quelque chose comme le Washington de la science,
et un trait, entre plusieurs, montrera jusqu'o— allait cette
inf‚odation subite d'un peuple … un homme.

Quelques jours aprŠs la fameuse s‚ance du Gun-Club, le
directeur d'une troupe anglaise annon‡a au th‚ƒtre de
Baltimore la repr‚sentation de _Much ado about nothing_
[_Beaucoup de bruit pour rien_, une des com‚dies de
Shakespeare.].  Mais la population de la ville, voyant dans
ce titre une allusion blessante aux projets du pr‚sident
Barbicane, envahit la salle, brisa les banquettes et obligea
le malheureux directeur … changer son affiche.  Celui-ci, en
homme d'esprit, s'inclinant devant la volont‚ publique,
rempla‡a la malencontreuse com‚die par _As you like it_
[_Comme il vous plaira_, de Shakespeare.], et, pendant
plusieurs semaines, il fit des recettes ph‚nom‚nales. 




IV


RPONSE DE L'OBSERVATOIRE DE CAMBRIDGE


Cependant Barbicane ne perdit pas un instant au milieu des
ovations dont il ‚tait l'objet.  Son premier soin fut de
r‚unir ses collŠgues dans les bureaux du Gun-Club.  L…,
aprŠs discussion, on convint de consulter les astronomes sur
la partie astronomique de l'entreprise; leur r‚ponse une
fois connue, on discuterait alors les moyens m‚caniques, et
rien ne serait n‚glig‚ pour assurer le succŠs de cette
grande exp‚rience.

Une note trŠs pr‚cise, contenant des questions sp‚ciales,
fut donc r‚dig‚e et adress‚e … l'Observatoire de Cambridge,
dans le Massachusetts.  Cette ville, o— fut fond‚e la
premiŠre Universit‚ des tats-Unis, est justement c‚lŠbre
par son bureau astronomique.  L… se trouvent r‚unis des
savants du plus haut m‚rite; l… fonctionne la puissante
lunette qui permit … Bond de r‚soudre la n‚buleuse
d'AndromŠde et … Clarke de d‚couvrir le satellite de Sirius. 
Cet ‚tablissement c‚lŠbre justifiait donc … tous les titres
la confiance du Gun-Club.

Aussi, deux jours aprŠs, sa r‚ponse, si impatiemment
attendue, arrivait entre les mains du pr‚sident Barbicane. 
Elle ‚tait con‡ue en ces termes:

_Le Directeur de l'Observatoire de Cambridge au Pr‚sident du
Gun-Club, … Baltimore._

®Cambridge,
7 octobre.

®Au re‡u de votre honor‚e du 6 courant, adress‚e …
l'Observatoire de Cambridge au nom des membres du Gun-Club
de Baltimore, notre bureau s'est imm‚diatement r‚uni, et il
a jug‚ … propos [Il y a dans le texte le mot _expedient_,
qui est absolument intraduisible en fran‡ais.] de r‚pondre
comme suit:

®Les questions qui lui ont ‚t‚ pos‚es sont celles-ci:

®1ø Est-il possible d'envoyer un projectile dans la Lune?

®2ø Quelle est la distance exacte qui s‚pare la Terre de son
satellite?

®3ø Quelle sera la dur‚e du trajet du projectile auquel aura
‚t‚ imprim‚e une vitesse initiale suffisante, et, par
cons‚quent, … quel moment devra-t-on le lancer pour qu'il
rencontre la Lune en un point d‚termin‚?

®4ø A quel moment pr‚cis la Lune se pr‚sentera-t-elle dans
la position la plus favorable pour ˆtre atteinte par le
projectile?

®5ø Quel point du ciel devra-t-on viser avec le canon
destin‚ … lancer le projectile?

®6ø Quelle place la Lune occupera-t-elle dans le ciel au
moment o— partira le projectile?

®Sur la premiŠre question: -- Est-il possible d'envoyer un
projectile dans la Lune?

®Oui, il est possible d'envoyer un projectile dans la Lune,
si l'on parvient … animer ce projectile d'une vitesse
initiale de douze mille yards par seconde.  Le calcul
d‚montre que cette vitesse est suffisante.  A mesure que
l'on s'‚loigne de la Terre, l'action de la pesanteur diminue
en raison inverse du carr‚ des distances, c'est-…-dire que,
pour une distance trois fois plus grande, cette action est
neuf fois moins forte.  En cons‚quence, la pesanteur du
boulet d‚croŒtra rapidement, et finira par s'annuler
complŠtement au moment o— l'attraction de la Lune fera
‚quilibre … celle de la Terre, c'est-…-dire aux
quarante-sept cinquante-deuxiŠmes du trajet.  En ce moment,
le projectile ne pŠsera plus, et, s'il franchit ce point, il
tombera sur la Lune par l'effet seul de l'attraction
lunaire.  La possibilit‚ th‚orique de l'exp‚rience est donc
absolument d‚montr‚e; quant … sa r‚ussite, elle d‚pend
uniquement de la puissance de l'engin employ‚.

®Sur la deuxiŠme question: --Quelle est la distance exacte
qui s‚pare la Terre de son satellite? 

®La Lune ne d‚crit pas autour de la Terre une circonf‚rence,
mais bien une ellipse dont notre globe occupe l'un des
foyers; de l… cette cons‚quence que la Lune se trouve tant“t
plus rapproch‚e de la Terre, et tant“t plus ‚loign‚e, ou, en
termes astronomiques, tant“t dans son apog‚e, tant“t dans
son p‚rig‚e.  Or, la diff‚rence entre sa plus grande et sa
plus petite distance est assez consid‚rable, dans l'espŠce,
pour qu'on ne doive pas la n‚gliger.  En effet, dans son
apog‚e, la Lune est … deux cent quarante-sept mille cinq
cent cinquante-deux milles (--99,640 lieues de 4
kilomŠtres), et dans son p‚rig‚e … deux cent dix-huit mille
six cent cinquante-sept milles seulement (-- 88,010 lieues),
ce qui fait une diff‚rence de vingt-huit mille huit cent
quatre-vingt-quinze milles (-- 11,630 lieues), ou plus du
neuviŠme du parcours.  C'est donc la distance p‚rig‚enne de
la Lune qui doit servir de base aux calculs.

®Sur la troisiŠme question: --Quelle sera la dur‚e du trajet
du projectile auquel aura ‚t‚ imprim‚e une vitesse initiale
suffisante, et, par cons‚quent, … quel moment devra-t-on le
lancer pour qu' il rencontre la Lune en un point d‚termin‚?

®Si le boulet conservait ind‚finiment la vitesse initiale de
douze mille yards par seconde qui lui aura ‚t‚ imprim‚e …
son d‚part, il ne mettrait que neuf heures environ … se
rendre … sa destination; mais comme cette vitesse initiale
ira continuellement en d‚croissant, il se trouve, tout
calcul fait, que le projectile emploiera trois cent mille
secondes, soit quatre-vingt-trois heures et vingt minutes,
pour atteindre le point o— les attractions terrestre et
lunaire se font ‚quilibre, et de ce point il tombera sur la
Lune en cinquante mille secondes, ou treize heures
cinquante-trois minutes et vingt secondes. Il conviendra
donc de le lancer quatre-vingt-dix-sept heures treize
minutes et vingt secondes avant l'arriv‚e de la Lune au
point vis‚.

®Sur la quatriŠme question: -- A quel moment pr‚cis la Lune
se pr‚sentera-t-elle dans la position la plus favorable pour
ˆtre atteinte par le projectile? 

®D'aprŠs ce qui vient d'ˆtre dit ci-dessus, il faut d'abord
choisir l'‚poque o— la Lune sera dans son p‚rig‚e, et en
mˆme temps le moment o— elle passera au z‚nith, ce qui
diminuera encore le parcours d'une distance ‚gale au rayon
terrestre, soit trois mille neuf cent dix-neuf milles; de
telle sorte que le trajet d‚finitif sera de deux cent
quatorze mille neuf cent soixante-seize milles (--86,410
lieues). Mais, si chaque mois la Lune passe … son p‚rig‚e,
elle ne se trouve pas toujours au z‚nith … ce moment.  Elle
ne se pr‚sente dans ces deux conditions qu'… de longs
intervalles.  Il faudra donc attendre la co‹ncidence du
passage au p‚rig‚e et au z‚nith.  Or, par une heureuse
circonstance, le 4 d‚cembre de l'ann‚e prochaine, la Lune
offrira ces deux conditions: … minuit, elle sera dans son
p‚rig‚e, c'est-…-dire … sa plus courte distance de la Terre,
et elle passera en mˆme temps au z‚nith.

®Sur la cinquiŠme question: --Quel point du ciel devra-t-on
viser avec le canon destin‚ … lancer le projectile? 

®Les observations pr‚c‚dentes ‚tant admises, le canon devra
ˆtre braqu‚ sur le z‚nith [Le z‚nith est le point du ciel
situ‚ verticalement au-dessus de la tˆte d'un observateur.]
du lieu; de la sorte, le tir sera perpendiculaire au plan de
l'horizon, et le projectile se d‚robera plus rapidement aux
effets de l'attraction terrestre.  Mais, pour que la Lune
monte au z‚nith d'un lieu, il faut que ce lieu ne soit pas
plus haut en latitude que la d‚clinaison de cet astre,
autrement dit, qu'il soit compris entre 0ø et 28ø de
latitude nord ou sud [Il n'y a en effet que les r‚gions du
globe comprises entre l'‚quateur et le vingt-huitiŠme
parallŠle, dans lesquels la culmination de la Lune l'amŠne
au z‚nith; au-del… du 28e degr‚, la Lune s'approche d'autant
moins du z‚nith que l'on s'avance vers les p“les.].  En tout
autre endroit, le tir devrait ˆtre n‚cessairement oblique,
ce qui nuirait … la r‚ussite de l'exp‚rience. 

®Sur la sixiŠme question: --Quelle place la Lune
occupera-t-elle dans le ciel au moment o— partira le
projectile?

®Au moment o— le projectile sera lanc‚ dans l'espace, la
Lune, qui avance chaque jour de treize degr‚s dix minutes et
trente-cinq secondes, devra se trouver ‚loign‚e du point
z‚nithal de quatre fois ce nombre, soit cinquante-deux
degr‚s quarante-deux minutes et vingt secondes, espace qui
correspond au chemin qu'elle fera pendant la dur‚e du
parcours du projectile.  Mais comme il faut ‚galement tenir
compte de la d‚viation que fera ‚prouver au boulet le
mouvement de rotation de la terre, et comme le boulet
n'arrivera … la Lune qu'aprŠs avoir d‚vi‚ d'une distance
‚gale … seize rayons terrestres, qui, compt‚s sur l'orbite
de la Lune, font environ onze degr‚s, on doit ajouter ces
onze degr‚s … ceux qui expriment le retard de la Lune d‚j…
mentionn‚, soit soixante-quatre degr‚s en chiffres ronds. 
Ainsi donc, au moment du tir, le rayon visuel men‚ … la Lune
fera avec la verticale du lieu un angle de soixante-quatre
degr‚s. 

®Telles sont les r‚ponses aux questions pos‚es …
l'Observatoire de Cambridge par les membres du Gun-Club.¯

®En r‚sum‚:

®1ø Le canon devra ˆtre ‚tabli dans un pays situ‚ entre 0ø
et 28ø de latitude nord ou sud.

®2ø Il devra ˆtre braqu‚ sur le z‚nith du lieu.

®3ø Le projectile devra ˆtre anim‚ d'une vitesse initiale de
douze mille yards par seconde.

®4ø Il devra ˆtre lanc‚ le 1er d‚cembre de l'ann‚e
prochaine, … onze heures moins treize minutes et vingt
secondes. 

®5ø Il rencontrera la Lune quatre jours aprŠs son d‚part, le
4 d‚cembre … minuit pr‚cis, au moment o— elle passera au
z‚nith.

®Les membres du Gun-Club doivent donc commencer sans retard
les travaux n‚cessit‚s par une pareille entreprise et ˆtre
prˆts … op‚rer au moment d‚termin‚, car, s'ils laissaient
passer cette date du 4 d‚cembre, ils ne retrouveraient la
Lune dans les mˆmes conditions de p‚rig‚e et de z‚nith que
dix-huit ans et onze jours aprŠs. 

®Le bureau de l'Observatoire de Cambridge se met entiŠrement
… leur disposition pour les questions d'astronomie
th‚orique, et il joint par la pr‚sente ses f‚licitations …
celles de l'Am‚rique tout entiŠre.

®Pour le bureau:

®J.-M. BELFAST,

®_Directeur de l'Observatoire de Cambridge._¯




V


LE ROMAN DE LA LUNE


Un observateur dou‚ d'une vue infiniment p‚n‚trante, et
plac‚ … ce centre inconnu autour duquel gravite le monde,
aurait vu des myriades d'atomes remplir l'espace … l'‚poque
chaotique de l'univers.  Mais peu … peu, avec les siŠcles,
un changement se produisit; une loi d'attraction se
manifesta, … laquelle ob‚irent les atomes errants
jusqu'alors; ces atomes se combinŠrent chimiquement suivant
leurs affinit‚s, se firent mol‚cules et formŠrent ces amas
n‚buleux dont sont parsem‚es les profondeurs du ciel.

Ces amas furent aussit“t anim‚s d'un mouvement de rotation
autour de leur point central.  Ce centre, form‚ de mol‚cules
vagues, se prit … tourner sur lui-mˆme en se condensant
progressivement; d'ailleurs, suivant des lois immuables de
la m‚canique, … mesure que son volume diminuait par la
condensation, son mouvement de rotation s'acc‚l‚rait, et ces
deux effets persistant, il en r‚sulta une ‚toile principale,
centre de l'amas n‚buleux.

En regardant attentivement, l'observateur e–t alors vu les
autres mol‚cules de l'amas se comporter comme l'‚toile
centrale, se condenser … sa fa‡on par un mouvement de
rotation progressivement acc‚l‚r‚, et graviter autour d'elle
sous forme d'‚toiles innombrables.  La n‚buleuse, dont les
astronomes comptent prŠs de cinq mille actuellement, ‚tait
form‚e.

Parmi ces cinq mille n‚buleuses, il en est une que les
hommes ont nomm‚e la Voie lact‚e [Du mot grec
\(\gamma\acute{\alpha}\lambda\alpha\), g‚n.
\(\gamma\acute{\alpha}\lambda\alpha\kapa\tau o\varsigma\),
qui signifie lait.], et qui renferme dix-huit millions
d'‚toiles, dont chacune est devenue le centre d'un monde
solaire.  Si l'observateur e–t alors sp‚cialement examin‚
entre ces dix-huit millions d'astres l'un des plus modestes
et des moins brillants [Le diamŠtre de Sirius, suivant
Wollaston, doit ‚galer douze fois celui du Soleil, soit
4,300,000 lieues.], une ‚toile de quatriŠme ordre, celle qui
s'appelle orgueilleusement le Soleil, tous les ph‚nomŠnes
auxquels est due la formation de l'univers se seraient
successivement accomplis  ses yeux.

En effet, ce Soleil, encore … l'‚tat gazeux et compos‚ de
mol‚cules mobiles, il l'e–t aper‡u tournant sur son axe pour
achever son travail de concentration.  Ce mouvement, fidŠle
aux lois de la m‚canique, se f–t acc‚l‚r‚ avec la diminution
de volume, et un moment serait arriv‚ o— la force centrifuge
l'aurait emport‚ sur la force centripŠte, qui tend …
repousser les mol‚cules vers le centre.

Alors un autre ph‚nomŠne se serait pass‚ devant les yeux de
l'observateur, et les mol‚cules situ‚es dans le plan de
l'‚quateur, l'‚chappant comme la pierre d'une fronde dont la
corde vient … se briser subitement, auraient ‚t‚ former
autour du Soleil plusieurs anneaux concentriques semblables
… celui de Saturne.  A leur tour, ces anneaux de matiŠre
cosmique, pris d'un mouvement de rotation autour de la masse
centrale, se seraient bris‚s et d‚compos‚s en n‚bulosit‚s
secondaires, c'est-…-dire en planŠtes. 

Si l'observateur e–t alors concentr‚ toute son attention sur
ces planŠtes, il les aurait vues se comporter exactement
comme le Soleil et donner naissance … un ou plusieurs
anneaux cosmiques, origines de ces astres d'ordre inf‚rieur
qu'on appelle satellites.

Ainsi donc, en remontant de l'atome … la mol‚cule, de la
mol‚cule … l'amas n‚buleux, de l'amas n‚buleux … la
n‚buleuse, de la n‚buleuse … l'‚toile principale, de
l'‚toile principale au Soleil, du Soleil … la planŠte, et de
la planŠte au satellite, on a toute la s‚rie des
transformations subies par les corps c‚lestes depuis les
premiers jours du monde.

Le Soleil semble perdu dans les immensit‚s du monde
stellaire, et cependant il est rattach‚, par les th‚ories
actuelles de la science, … la n‚buleuse de la Voie lact‚e. 
Centre d'un monde, et si petit qu'il paraisse au milieu des
r‚gions ‚th‚r‚es, il est cependant ‚norme, car sa grosseur
est quatorze cent mille fois celle de la Terre.  Autour de
lui gravitent huit planŠtes, sorties de ses entrailles mˆmes
aux premiers temps de la Cr‚ation.  Ce sont, en allant du
plus proche de ces astres au plus ‚loign‚, Mercure, V‚nus,
la Terre, Mars Jupiter, Saturne, Uranus et Neptune.  De plus
entre Mars et Jupiter circulent r‚guliŠrement d'autres corps
moins consid‚rables, peut-ˆtre les d‚bris errants d'un astre
bris‚ en plusieurs milliers de morceaux, dont le t‚lescope a
reconnu quatre-vingt-dix-sept jusqu'… ce jour. [Quelques-uns
de ces ast‚ro‹des sont assez petits pour qu'on puisse en
faire le tour dans l'espace d'une seule journ‚e en marchant
au pas gymnastique.]

De ces serviteurs que le Soleil maintient dans leur orbite
elliptique par la grande loi de la gravitation, quelques-uns
possŠdent … leur tour des satellites.  Uranus en a huit,
Saturne huit, Jupiter quatre, Neptune trois peut-ˆtre, la
Terre un; ce dernier, l'un des moins importants du monde
solaire, s'appelle la Lune, et c'est lui que le g‚nie
audacieux des Am‚ricains pr‚tendait conqu‚rir. 

L'astre des nuits, par sa proximit‚ relative et le spectacle
rapidement renouvel‚ de ses phases diverses, a tout d'abord
partag‚ avec le Soleil l'attention des habitants de la
Terre; mais le Soleil est fatigant au regard, et les
splendeurs de sa lumiŠre obligent ses contemplateurs …
baisser les yeux.

La blonde Phoeb‚, plus humaine au contraire, se laisse
complaisamment voir dans sa grƒce modeste; elle est douce …
l'oeil, peu ambitieuse, et cependant, elle se permet parfois
d'‚clipser son frŠre, le radieux Apollon, sans jamais ˆtre
‚clips‚e par lui.  Les mahom‚tans ont compris la
reconnaissance qu'ils devaient … cette fidŠle amie de la
Terre, et ils ont r‚gl‚ leur mois sur sa r‚volution
[Vingt-neuf jours et demi environ.].

Les premiers peuples vouŠrent un culte particulier … cette
chaste d‚esse.  Les gyptiens l'appelaient Isis; les
Ph‚niciens la nommaient Astart‚; les Grecs l'adorŠrent sous
le nom de Phoeb‚, fille de Latone et de Jupiter, et ils
expliquaient ses ‚clipses par les visites myst‚rieuses de
Diane au bel Endymion.  A en croire la l‚gende mythologique,
le lion de N‚m‚e parcourut les campagnes de la Lune avant
son apparition sur la Terre, et le poŠte Ag‚sianax, cit‚ par
Plutarque, c‚l‚bra dans ses vers ces doux yeux, ce nez
charmant et cette bouche aimable, form‚s par les parties
lumineuses de l'adorable S‚l‚n‚.

Mais si les Anciens comprirent bien le caractŠre, le
temp‚rament, en un mot, les qualit‚s morales de la Lune au
point de vue mythologique, les plus savants d'entre eux
demeurŠrent fort ignorants en s‚l‚nographie.

Cependant, plusieurs astronomes des ‚poques recul‚es
d‚couvrirent certaines particularit‚s confirm‚es aujourd'hui
par la science.  Si les Arcadiens pr‚tendirent avoir habit‚
la Terre … une ‚poque o— la Lune n'existait pas encore, si
Tatius la regarda comme un fragment d‚tach‚ du disque
solaire, si Cl‚arque, le disciple d'Aristote, en fit un
miroir poli sur lequel se r‚fl‚chissaient les images de
l'Oc‚an, si d'autres enfin ne virent en elle qu'un amas de
vapeurs exhal‚es par la Terre, ou un globe moiti‚ feu,
moiti‚ glace, qui tournait sur lui-mˆme, quelques savants,
au moyen d'observations sagaces, … d‚faut d'instruments
d'optique, soup‡onnŠrent la plupart des lois qui r‚gissent
l'astre des nuits.

Ainsi ThalŠs de Milet, 460 ans avant J.-C., ‚mit l'opinion
que la Lune ‚tait ‚clair‚e par le Soleil.  Aristarque de
Samos donna la v‚ritable explication de ses phases. 
Cl‚omŠne enseigna qu'elle brillait d'une lumiŠre r‚fl‚chie. 
Le Chald‚en B‚rose d‚couvrit que la dur‚e de son mouvement
de rotation ‚tait ‚gale … celle de son mouvement de
r‚volution, et il expliqua de la sorte le fait que la Lune
pr‚sente toujours la mˆme face.  Enfin Hipparque, deux
siŠcles avant l'Šre chr‚tienne, reconnut quelques in‚galit‚s
dans les mouvements apparents du satellite de la Terre.

Ces diverses observations se confirmŠrent par la suite et
profitŠrent aux nouveaux astronomes.  Ptol‚m‚e, au IIe
siŠcle, l'Arabe Aboul-W‚fa, au Xe, compl‚tŠrent les
remarques d'Hipparque sur les in‚galit‚s que subit la Lune
en suivant la ligne ondul‚e de son orbite sous l'action du
Soleil.  Puis Copernic [Voir _Les Fondateurs de l'Astronomie
moderne_, un livre admirable de M. J. Bertrand, de
l'Institut.], au XVe siŠcle, et Tycho Brah‚, au XVIe,
exposŠrent complŠtement le systŠme du monde et le r“le que
joue la Lune dans l'ensemble des corps c‚lestes.

A cette ‚poque, ses mouvements ‚taient … peu prŠs
d‚termin‚s; mais de sa constitution physique on savait peu
de chose.  Ce fut alors que Galil‚e expliqua les ph‚nomŠnes
de lumiŠre produits dans certaines phases par l'existence de
montagnes auxquelles il donna une hauteur moyenne de quatre
mille cinq cents toises.

AprŠs lui, Hevelius, un astronome de Dantzig, rabaissa les
plus hautes altitudes … deux mille six cents toises; mais
son confrŠre Riccioli les reporta … sept mille.

Herschell, … la fin du XVIIIe siŠcle, arm‚ d'un puissant
t‚lescope, r‚duisit singuliŠrement les mesures pr‚c‚dentes. 
Il donna dix-neuf cents toises aux montagnes les plus
‚lev‚es, et ramena la moyenne des diff‚rentes hauteurs …
quatre cents toises seulement.  Mais Herschell se trompait
encore, et il fallut les observations de Shroeter, Louville,
Halley, Nasmyth, Bianchini, Pastorf, Lohrman, Gruithuysen,
et surtout les patientes ‚tudes de MM. Beer et Moedeler,
pour r‚soudre d‚finitivement la question.  Grƒce … ces
savants, l'‚l‚vation des montagnes de la Lune est
parfaitement connue aujourd'hui.  MM. Beer et Moedeler ont
mesur‚ dix-neuf cent cinq hauteurs, dont six sont au-dessus
de deux mille six cents toises, et vingt-deux au-dessus de
deux mille quatre cents [La hauteur du mont Blanc au-dessus
de la mer est de 4813 mŠtres.].  Leur plus haut sommet
domine de trois mille huit cent et une toises la surface du
disque lunaire.

En mˆme temps, la reconnaissance de la Lune se compl‚tait;
cet astre apparaissait cribl‚ de cratŠres, et sa nature
essentiellement volcanique s'affirmait … chaque observation. 
Du d‚faut de r‚fraction dans les rayons des planŠtes
occult‚es par elle, on conclut que l'atmosphŠre devait
presque absolument lui manquer.  Cette absence d'air
entraŒnait l'absence d'eau.  Il devenait donc manifeste que
les S‚l‚nites, pour vivre dans ces conditions, devaient
avoir une organisation sp‚ciale et diff‚rer singuliŠrement
des habitants de la Terre.

Enfin, grƒce aux m‚thodes nouvelles, les instruments plus
perfectionn‚s fouillŠrent la Lune sans relƒche, ne laissant
pas un point de sa face inexplor‚, et cependant son diamŠtre
mesure deux mille cent cinquante milles [Huit cent
soixante-neuf lieues, c'est-…-dire un peu plus du quart du
rayon terrestre.], sa surface est la treiziŠme partie de la
surface du globe [Trente-huit millions de kilomŠtres
carr‚s.], son volume la quarante-neuviŠme partie du volume
du sph‚ro‹de terrestre; mais aucun de ses secrets ne pouvait
‚chapper … l'oeil des astronomes, et ces habiles savants
portŠrent plus loin encore leurs prodigieuses observations.

Ainsi ils remarquŠrent que, pendant la pleine Lune, le
disque apparaissait dans certaines parties ray‚ de lignes
blanches, et pendant les phases, ray‚ de lignes noires.  En
‚tudiant avec une plus grande pr‚cision, ils parvinrent … se
rendre un compte exact de la nature de ces lignes. 
C'‚taient des sillons longs et ‚troits, creus‚s entre des
bords parallŠles, aboutissant g‚n‚ralement aux contours des
cratŠres; ils avaient une longueur comprise entre dix et
cent milles et une largeur de huit cents toises.  Les
astronomes les appelŠrent des rainures, mais tout ce qu'ils
surent faire, ce fut de les nommer ainsi.  Quant … la
question de savoir si ces rainures ‚taient des lits
dess‚ch‚s d'anciennes riviŠres ou non, ils ne purent la
r‚soudre d'une maniŠre complŠte.  Aussi les Am‚ricains
esp‚raient bien d‚terminer, un jour ou l'autre, ce fait
g‚ologique.  Ils se r‚servaient ‚galement de reconnaŒtre
cette s‚rie de remparts parallŠles d‚couverts … la surfacede
la Lune par Gruithuysen, savant professeur de Munich, qui
les consid‚ra comme un systŠme de fortifications ‚lev‚es par
les ing‚nieurs s‚l‚nites.  Ces deux points, encore obscurs,
et bien d'autres sans doute, ne pouvaient ˆtre
d‚finitivement r‚gl‚s qu'aprŠs une communication directe
avec la Lune.

Quant … l'intensit‚ de sa lumiŠre, il n'y avait plus rien …
apprendre … cet ‚gard; on savait qu'elle est trois cent
mille fois plus faible que celle du Soleil, et que sa
chaleur n'a pas d'action appr‚ciable sur les thermomŠtres;
quant au ph‚nomŠne connu sous le nom de lumiŠre cendr‚e, il
s'explique naturellement par l'effet des rayons du Soleil
renvoy‚s de la Terre … la Lune, et qui semblent compl‚ter le
disque lunaire, lorsque celui-ci se pr‚sente sous la forme
d'un croissant dans ses premiŠre et derniŠre phases.

Tel ‚tait l'‚tat des connaissances acquises sur le satellite
de la Terre, que le Gun-Club se proposait de compl‚ter …
tous les points de vue, cosmographiques, g‚ologiques,
politiques et moraux.




VI


CE QU'IL N'EST PAS POSSIBLE D'IGNORER ET CE QU'IL N'EST
PLUS PERMIS DE CROIRE DANS LES TATS-UNIS


La proposition Barbicane avait eu pour r‚sultat imm‚diat de
remettre … l'ordre du jour tous les faits astronomiques
relatifs … l'astre des nuits.  Chacun se mit … l'‚tudier
assid–ment.  Il semblait que la Lune appar–t pour la
premiŠre fois sur l'horizon et que personne ne l'e–t encore
entrevue dans les cieux.  Elle devint … la mode; elle fut la
lionne du jour sans en paraŒtre moins modeste, et prit rang
parmi les ®‚toiles¯ sans en montrer plus de fiert‚.  Les
journaux ravivŠrent les vieilles anecdotes dans lesquelles
ce ®Soleil des loups¯ jouait un r“le; ils rappelŠrent les
influences que lui prˆtait l'ignorance des premiers ƒges;
ils le chantŠrent sur tous les tons; un peu plus, ils
eussent cit‚ de ses bons mots; l'Am‚rique entiŠre fut prise
de s‚l‚nomanie.

De leur c“t‚, les revues scientifiques traitŠrent plus
sp‚cialement les questions qui touchaient … l'entreprise du
Gun-Club; la lettre de l'Observatoire de Cambridge fut
publi‚e par elles, comment‚e et approuv‚e sans r‚serve.

Bref, il ne fut plus permis, mˆme au moins lettr‚ des
Yankees, d'ignorer un seul des faits relatifs … son
satellite, ni … la plus born‚e des vieilles mistress
d'admettre encore de superstitieuses erreurs … son endroit. 
La science leur arrivait sous toutes les formes; elle les
p‚n‚trait par les yeux et les oreilles; impossible d'ˆtre un
ƒne...en astronomie.

Jusqu'alors, bien des gens ignoraient comment on avait pu
calculer la distance qui s‚pare la Lune de la Terre.  On
profita de la circonstance pour leur apprendre que cette
distance s'obtenait par la mesure de la parallaxe de la
Lune.  Si le mot parallaxe semblait les ‚tonner, on leur
disait que c'‚tait l'angle form‚ par deux lignes droites
men‚es de chaque extr‚mit‚ du rayon terrestre jusqu'… la
Lune.  Doutaient-ils de la perfection de cette m‚thode, on
leur prouvait imm‚diatement que, non seulement cette
distance moyenne ‚tait bien de deux cent trente-quatre mille
trois cent quarante-sept milles (-- 94,330 lieues), mais
encore que les astronomes ne se trompaient pas de
soixante-dix milles (-- 30 lieues).

A ceux qui n'‚taient pas familiaris‚s avec les mouvements de
la Lune, les journaux d‚montraient quotidiennement qu'elle
possŠde deux mouvements distincts, le premier dit de
rotation sur un axe, le second dit de r‚volution autour de
la Terre, s'accomplissant tous les deux dans un temps ‚gal,
soit vingt-sept jours et un tiers [C'est la dur‚e de la
r‚volution sid‚rale, c'est-…-dire le temps que la Lune met …
revenir … une mˆme ‚toile.].

Le mouvement de rotation est celui qui cr‚e le jour et la
nuit … la surface de la Lune; seulement il n'y a qu'un jour,
il n'y a qu'une nuit par mois lunaire, et ils durent chacun
trois cent cinquante-quatre heures et un tiers.  Mais,
heureusement pour elle, la face tourn‚e vers le globe
terrestre est ‚clair‚e par lui avec une intensit‚ ‚gale … la
lumiŠre de quatorze Lunes.  Quant … l'autre face, toujours
invisible, elle a naturellement trois cent cinquante-quatre
heures d'une nuit absolue, temp‚r‚e seulement par cette
®pƒle clart‚ qui tombe des ‚toiles¯.  Ce ph‚nomŠne est
uniquement d– … cette particularit‚ que les mouvements de
rotation et de r‚volution s'accomplissent dans un temps
rigoureusement ‚gal, ph‚nomŠne commun, suivant Cassini et
Herschell, aux satellites de Jupiter, et trŠs probablement …
tous les autres satellites.

Quelques esprits bien dispos‚s, mais un peu r‚tifs, ne
comprenaient pas tout d'abord que, si la Lune montrait
invariablement la mˆme face … la Terre pendant sa
r‚volution, c'est que, dans le mˆme laps de temps, elle
faisait un tour sur elle-mˆme.  A ceux-l… on disait: 

®Allez dans votre salle … manger, et tournez autour de la
table de maniŠre … toujours en regarder le centre; quand
votre promenade circulaire sera achev‚e, vous aurez fait un
tour sur vous-mˆme, puisque votre oeil aura parcouru
successivement tous les points de la salle.  Eh bien!  la
salle, c'est le Ciel, la table, c'est la Terre, et la Lune,
c'est vous!¯ Et ils s'en allaient enchant‚s de la
comparaison.

Ainsi donc, la Lune montre sans cesse la mˆme face … la
Terre; cependant, pour ˆtre exact, il faut ajouter que, par
suite d'un certain balancement du nord au sud et de l'ouest
… l'est appel‚ ®libration¯, elle laisse apercevoir un peu
plus de la moiti‚ de son disque, soit les cinquante-sept
centiŠmes environ. 

Lorsque les ignorants en savaient autant que le directeur de
l'Observatoire de Cambridge sur le mouvement de rotation de
la Lune, ils s'inqui‚taient beaucoup de son mouvement de
r‚volution autour de la Terre, et vingt revues scientifiques
avaient vite fait de les instruire.  Ils apprenaient alors
que le firmament, avec son infinit‚ d'‚toiles, peut ˆtre
consid‚r‚ comme un vaste cadran sur lequel la Lune se
promŠne en indiquant l'heure vraie … tous les habitants de
la Terre; que c'est dans ce mouvement que l'astre des nuits
pr‚sente ses diff‚rentes phases; que la Lune est pleine,
quand elle est en opposition avec le Soleil, c'est-…-dire
lorsque les trois astres sont sur la mˆme ligne, la Terre
‚tant au milieu; que la Lune est nouvelle quand elle est en
conjonction avec le Soleil, c'est-…-dire lorsqu'elle se
trouve entre la Terre et lui; enfin que la Lune est dans son
premier ou dans son dernier quartier, quand elle fait avec
le Soleil et la Terre un angle droit dont elle occupe le
sommet.

Quelques Yankees perspicaces en d‚duisaient alors cette
cons‚quence, que les ‚clipses ne pouvaient se produire
qu'aux ‚poques de conjonction ou d'opposition, et ils
raisonnaient bien.  En conjonction, la Lune peut ‚clipser le
Soleil, tandis qu'en opposition, c'est la Terre qui peut
l'‚clipser … son tour, et si ces ‚clipses n'arrivent pas
deux fois par lunaison, c'est parce que le plan suivant
lequel se meut la Lune est inclin‚ sur l'‚cliptique,
autrement dit , sur le plan suivant lequel se meut la Terre.

Quant … la hauteur que l'astre des nuits peut atteindre
au-dessus de l'horizon, la lettre de l'Observatoire de
Cambridge avait tout dit … cet ‚gard.  Chacun savait que
cette hauteur varie suivant la latitude du lieu o— on
l'observe.  Mais les seules zones du globe pour lesquelles
la Lune passe au z‚nith, c'est-…-dire vient se placer
directement au-dessus de la tˆte de ses contemplateurs, sont
n‚cessairement comprises entre les vingt-huitiŠmes
parallŠles et l'‚quateur.  De l… cette recommandation
importante de tenter l'exp‚rience sur un point quelconque de
cette partie du globe, afin que le projectile p–t ˆtre lanc‚
perpendiculairement et ‚chapper ainsi plus vite … l'action
de la pesanteur.  C'‚tait une condition essentielle pour le
succŠs de l'entreprise, et elle ne laissait pas de
pr‚occuper vivement l'opinion publique.

Quant … la ligne suivie par la Lune dans sa r‚volution
autour de la Terre, l'Observatoire de Cambridge avait
suffisamment appris, mˆme aux ignorants de tous les pays,
que cette ligne est une courbe rentrante, non pas un cercle,
mais bien une ellipse, dont la Terre occupe un des foyers. 
Ces orbites elliptiques sont communes … toutes les planŠtes
aussi bien qu'… tous les satellites, et la m‚canique
rationnelle prouve rigoureusement qu'il ne pouvait en ˆtre
autrement.  Il ‚tait bien entendu que la Lune dans son
apog‚e se trouvait plus ‚loign‚e de la Terre, et plus
rapproch‚e dans son p‚rig‚e.

Voil… donc ce que tout Am‚ricain savait bon gr‚ mal gr‚, ce
que personne ne pouvait d‚cemment ignorer.  Mais si ces
vrais principes se vulgarisŠrent rapidement, beaucoup
d'erreurs, certaines craintes illusoires, furent moins
faciles … d‚raciner.

Ainsi, quelques braves gens, par exemple, soutenaient que la
Lune ‚tait une ancienne comŠte, laquelle, en parcourant son
orbite allong‚e autour du Soleil, vint … passer prŠs de la
Terre et se trouva retenue dans son cercle d'attraction. 
Ces astronomes de salon pr‚tendaient expliquer ainsi
l'aspect br–l‚ de la Lune, malheur irr‚parable dont ils se
prenaient … l'astre radieux.  Seulement, quand on leur
faisait observer que les comŠtes ont une atmosphŠre et que
la Lune n'en a que peu ou pas, ils restaient fort empˆch‚s
de r‚pondre.

D'autres, appartenant … la race des trembleurs,
manifestaient certaines craintes … l'endroit de la Lune; ils
avaient entendu dire que, depuis les observations faites au
temps des Califes, son mouvement de r‚volution s'acc‚l‚rait
dans une certaine proportion; ils en d‚duisaient de l…, fort
logiquement d'ailleurs, qu'… une acc‚l‚ration de mouvement
devait correspondre une diminution dans la distance des deux
astres, et que, ce double effet se prolongeant … l'infini,
la Lune finirait un jour par tomber sur la Terre. Cependant,
ils durent se rassurer et cesser de craindre pour les
g‚n‚rations futures, quand on leur apprit que, suivant les
calculs de Laplace, un illustre math‚maticien fran‡ais,
cette acc‚l‚ration de mouvement se renferme dans des limites
fort restreintes, et qu'une diminution proportionnelle ne
tardera pas … lui succ‚der.  Ainsi donc, l'‚quilibre du
monde solaire ne pouvait ˆtre d‚rang‚ dans les siŠcles …
venir.

Restait en dernier lieu la classe superstitieuse des
ignorants; ceux-l… ne se contentent pas d'ignorer, ils
savent ce qui n'est pas, et … propos de la Lune ils en
savaient long.  Les uns regardaient son disque comme un
miroir poli au moyen duquel on pouvait se voir des divers
points de la Terre et se communiquer ses pens‚es.  Les
autres pr‚tendaient que sur mille nouvelles Lunes observ‚es,
neuf cent cinquante avaient amen‚ des changements notables,
tels que cataclysmes, r‚volutions, tremblements de terre,
d‚luges, etc.; ils croyaient donc … l'influence myst‚rieuse
de l'astre des nuits sur les destin‚es humaines; ils le
regardaient comme le ®v‚ritable contre poids¯ de
l'existence; ils pensaient que chaque S‚l‚nite ‚tait
rattach‚ … chaque habitant de la Terre par un lien
sympathique; avec le docteur Mead, ils soutenaient que le
systŠme vital lui est entiŠrement soumis, pr‚tendant, sans
en d‚mordre, que les gar‡ons naissent surtout pendant la
nouvelle Lune, et les filles pendant le dernier quartier,
etc., etc.  Mais enfin il fallut renoncer … ces vulgaires
erreurs, revenir … la seule v‚rit‚, et si la Lune,
d‚pouill‚e de son influence, perdit dans l'esprit de
certains courtisans de tous les pouvoirs, si quelques dos
lui furent tourn‚s, l'immense majorit‚ se pronon‡a pour
elle.  Quant aux Yankees, ils n'eurent plus d'autre ambition
que de prendre possession de ce nouveau continent des airs
et d'arborer … son plus haut sommet le pavillon ‚toil‚ des
tats-Unis d'Am‚rique.




VII


L'HYMNE DU BOULET


L'Observatoire de Cambridge avait, dans sa m‚morable lettre
du 7 octobre, trait‚ la question au point de vue
astronomique; il 'agissait d‚sormais de la r‚soudre
m‚caniquement.  C'est alors que les difficult‚s pratiques
eussent paru insurmontables en tout autre pays que
l'Am‚rique.  Ici ce ne fut qu'un jeu.

Le pr‚sident Barbicane avait, sans perdre de temps, nomm‚
dans le sein du Gun-Club un Comit‚ d'ex‚cution.  Ce Comit‚
devait en trois s‚ances ‚lucider les trois grandes questions
du canon, du projectile et des poudres; il fut compos‚ de
quatre membres trŠs savants sur ces matiŠres: Barbicane,
avec voix pr‚pond‚rante en cas de partage, le g‚n‚ral
Morgan, le major Elphiston, et enfin l'in‚vitable J.-T.
Maston, auquel furent confi‚es les fonctions de
secr‚taire-rapporteur.

Le 8 octobre, le Comit‚ se r‚unit chez le pr‚sident
Barbicane, 3, Republican-street.  Comme il ‚tait important
que l'estomac ne vŒnt pas troubler par ses cris une aussi
s‚rieuse discussion, les quatre membres du Gun-Club prirent
place … une table couverte de sandwiches et de th‚iŠres
consid‚rables.  Aussit“t J.-T. Maston vissa sa plume … son
crochet de fer, et la s‚ance commen‡a.

Barbicane prit la parole:

®Mes chers collŠgues, dit-il, nous avons … r‚soudre un des
plus importants problŠmes de la balistique, cette science
par excellence, qui traite du mouvement des projectiles,
c'est-…-dire des corps lanc‚s dans l'espace par une force
d'impulsion quelconque, puis abandonn‚s … eux-mˆmes.¯

®Oh!  la balistique!  la balistique!¯  s'‚cria J.-T. Maston
d'une voix ‚mue.

®Peut-ˆtre e–t-il paru plus logique, reprit Barbicane, de
consacrer cette premiŠre s‚ance … la discussion de
l'engin...¯

®En effet,¯ r‚pondit le g‚n‚ral Morgan.

®Cependant, reprit Barbicane, aprŠs m–res r‚flexions, il m'a
sembl‚ que la question du projectile devait primer celle du
canon, et que les dimensions de celui-ci devaient d‚pendre
des dimensions de celui-l….¯

®Je demande la parole¯, s'‚cria J.-T. Maston.

La parole lui fut accord‚e avec l'empressement que m‚ritait
son pass‚ magnifique.

®Mes braves amis, dit-il d'un accent inspir‚, notre
pr‚sident a raison de donner … la question du projectile le
pas sur toutes les autres! Ce boulet que nous allons lancer
… la Lune, c'est notre messager, notre ambassadeur, et je
vous demande la permission de le consid‚rer … un point de
vue purement moral.¯

Cette fa‡on nouvelle d'envisager un projectile piqua
singuliŠrement la curiosit‚ des membres du Comit‚; ils
accordŠrent donc la plus vive attention aux paroles de J.-T.
Maston.

®Mes chers collŠgues, reprit ce dernier, je serai bref; je
laisserai de c“t‚ le boulet physique, le boulet qui tue,
pour n'envisager que le boulet math‚matique, le boulet
moral.  Le boulet est pour moi la plus ‚clatante
manifestation de la puissance humaine; c'est en lui qu'elle
se r‚sume tout entiŠre; c'est en le cr‚ant que l'homme s'est
le plus rapproch‚ du Cr‚ateur!¯

®TrŠs bien!¯ dit le major Elphiston.

®En effet, s'‚cria l'orateur, si Dieu a fait les ‚toiles et
les planŠtes, l'homme a fait le boulet, ce crit‚rium des
vitesses terrestres, cette r‚duction des astres errant dans
l'espace, et qui ne sont, … vrai dire, que des projectiles! 
A Dieu la vitesse de l'‚lectricit‚, la vitesse de la
lumiŠre, la vitesse des ‚toiles, la vitesse des comŠtes, la
vitesse des planŠtes, la vitesse des satellites, la vitesse
du son, la vitesse du vent!  Mais … nous la vitesse du
boulet, cent fois sup‚rieure … la vitesse des trains et des
chevaux les plus rapides!¯

J.-T. Maston ‚tait transport‚; sa voix prenait des accents
lyriques en chantant cet hymne sacr‚ du boulet.

®Voulez-vous des chiffres?  reprit-il, en voil… d'‚loquents! 
Prenez simplement le modeste boulet de vingt-quatre
[C'est-…-dire pesant vingt-quatre livres.]; s'il court huit
cent mille fois moins vite que l'‚lectricit‚, six cent
quarante fois moins vite que la lumiŠre, soixante-seize fois
moins vite que la Terre dans son mouvement de translation
autour du Soleil, cependant, … la sortie du canon, il
d‚passe la rapidit‚ du son [Ainsi, quand on a entendu la
d‚tonation de la bouche … feu on ne peut plus ˆtre frapp‚
par le boulet.], il fait deux cents toises … la seconde,
deux mille toises en dix secondes, quatorze milles … la
minute (-- 6 lieues), huit cent quarante milles … l'heure
(-- 360 lieues), vingt mille cent milles par jour (-- 8,640
lieues), c'est-…-dire la vitesse des points de l'‚quateur
dans le mouvement de rotation du globe, sept millions trois
cent trente-six mille cinq cents milles par an (-- 3,155,760
lieues).  Il mettrait donc onze jours … se rendre … la Lune,
douze ans … parvenir au Soleil, trois cent soixante ans …
atteindre Neptune aux limites du monde solaire.  Voil… ce
que ferait ce modeste boulet, l'ouvrage de nos mains!  Que
sera-ce donc quand, vingtuplant cette vitesse, nous le
lancerons avec une rapidit‚ de sept milles … la seconde! 
Ah!  boulet superbe!  splendide projectile!  j'aime … penser
que tu seras re‡u l…-haut avec les honneurs dus … un
ambassadeur terrestre!¯

Des hurrahs accueillirent cette ronflante p‚roraison, et
J.-T. Maston, tout ‚mu, s'assit au milieu des f‚licitations
de ses collŠgues.

®Et maintenant, dit Barbicane, que nous avons fait une large
part … la po‚sie, attaquons directement la question.

®Nous sommes prˆts,¯ r‚pondirent les membres du Comit‚ en
absorbant chacun une demi-douzaine de sandwiches.

®Vous savez quel est le problŠme … r‚soudre, reprit le
pr‚sident; il s'agit d'imprimer … un projectile une vitesse
de douze mille yards par seconde.  J'ai lieu de penser que
nous y r‚ussirons.  Mais, en ce moment, examinons les
vitesses obtenues jusqu'ici; le g‚n‚ral Morgan pourra nous
‚difier … cet ‚gard.¯

®D'autant plus facilement, r‚pondit le g‚n‚ral, que, pendant
la guerre, j'‚tais membre de la commission d'exp‚rience.  Je
vous dirai donc que les canons de cent de Dahlgreen, qui
portaient … deux mille cinq cents toises, imprimaient … leur
projectile une vitesse initiale de cinq cents yards … la
seconde.¯

®Bien.  Et la Columbiad [Les Am‚ricains donnaient le nom de
Columbiad … ces ‚normes engins de destruction.] Rodman?¯ 
demanda le pr‚sident.

®La Columbiad Rodman, essay‚e au fort Hamilton, prŠs de New
York, lan‡ait un boulet pesant une demi-tonne … une distance
de six milles, avec une vitesse de huit cents yards par
seconde, r‚sultat que n'ont jamais obtenu Armstrong et
Palliser en Angleterre.¯

®Oh!  les Anglais!¯  fit J.-T. Maston en tournant vers
l'horizon de l'est son redoutable crochet.

®Ainsi donc, reprit Barbicane, ces huit cents yards seraient
la vitesse maximum atteinte jusqu'ici?¯

®Oui,¯ r‚pondit Morgan.

®Je dirai, cependant, r‚pliqua J.-T. Maston, que si mon
mortier n'e–t pas ‚clat‚...¯

®Oui, mais il a ‚clat‚, r‚pondit Barbicane avec un geste
bienveillant.  Prenons donc pour point de d‚part cette
vitesse de huit cents yards.  Il faudra la vingtupler. 
Aussi, r‚servant pour une autre s‚ance la discussion des
moyens destin‚s … produire cette vitesse, j'appellerai votre
attention, mes chers collŠgues, sur les dimensions qu'il
convient de donner au boulet.  Vous pensez bien qu'il ne
s'agit plus ici de projectiles pesant au plus une
demi-tonne!¯

®Pourquoi pas?¯  demanda le major.

®Parce que ce boulet, r‚pondit vivement J.-T. Maston, doit
ˆtre assez gros pour attirer l'attention des habitants de la
Lune, s'il en existe toutefois.

®Oui, r‚pondit Barbicane, et pour une autre raison plus
importante encore.

®Que voulez-vous dire, Barbicane?¯  demanda le major.

®Je veux dire qu'il ne suffit pas d'envoyer un projectile et
de ne plus s'en occuper; il faut que nous le suivions
pendant son parcours jusqu'au moment o— il atteindra le
but.¯

®Hein!¯  firent le g‚n‚ral et le major, un peu surpris de la
proposition.

®Sans doute, reprit Barbicane en homme s–r de lui, sans
doute, ou notre exp‚rience ne produira aucun r‚sultat.¯

®Mais alors, r‚pliqua le major, vous allez donner … ce
projectile des dimensions ‚normes?¯

®Non.  Veuillez bien m'‚couter.  Vous savez que les
instruments d'optique ont acquis une grande perfection; avec
certains t‚lescopes on est d‚j… parvenu … obtenir des
grossissements de six mille fois, et … ramener la Lune …
quarante milles environ (-- 16 lieues).  Or, … cette
distance, les objets ayant soixante pieds de c“t‚ sont
parfaitement visibles.  Si l'on n'a pas pouss‚ plus loin la
puissance de p‚n‚tration des t‚lescopes, c'est que cette
puissance ne s'exerce qu'au d‚triment de leur clart‚, et la
Lune, qui n'est qu'un miroir r‚fl‚chissant, n'envoie pas une
lumiŠre assez intense pour qu'on puisse porter les
grossissements au-del… de cette limite.¯

®Eh bien!  que ferez-vous alors?  demanda le g‚n‚ral. 
Donnerez-vous … votre projectile un diamŠtre de soixante
pieds?¯

®Non pas!¯

®Vous vous chargerez donc de rendre la Lune plus lumineuse?¯

®Parfaitement.¯

®Voil… qui est fort!¯  s'‚cria J.-T. Maston.

®Oui, fort simple, r‚pondit Barbicane.  En effet, si je
parviens … diminuer l'‚paisseur de l'atmosphŠre que traverse
la lumiŠre de la Lune, n'aurais-je pas rendu cette lumiŠre
plus intense?¯

®videmment.¯

®Eh bien!  pour obtenir ce r‚sultat, il me suffira d'‚tablir
un t‚lescope sur quelque montagne ‚lev‚e.  Ce que nous
ferons.¯

®Je me rends, je me rends, r‚pondit le major.  Vous avez une
fa‡on de simplifier les choses!...  Et quel grossissement
esp‚rez-vous obtenir ainsi?¯

®Un grossissement de quarante-huit mille fois, qui ramŠnera
la Lune … cinq milles seulement, et, pour ˆtre visibles, les
objets n'auront plus besoin d'avoir que neuf pieds de
diamŠtre.¯

®Parfait!  s'‚cria J.-T. Maston, notre projectile aura donc
neuf pieds de diamŠtre?¯

®Pr‚cis‚ment.¯

®Permettez-moi de vous dire, cependant, reprit le major
Elphiston, qu'il sera encore d'un poids tel, que...¯

®Oh!  major, r‚pondit Barbicane, avant de discuter son
poids, laissez-moi vous dire que nos pŠres faisaient des
merveilles en ce genre.  Loin de moi la pens‚e de pr‚tendre
que la balistique n'ait pas progress‚, mais il est bon de
savoir que, dŠs le Moyen Age, on obtenait des r‚sultats
surprenants, j'oserai ajouter, plus surprenants que les
n“tres.¯

®Par exemple! ¯ r‚pliqua Morgan.

®Justifiez vos paroles,¯ s'‚cria vivement J.-T. Maston.

®Rien n'est plus facile, r‚pondit Barbicane; j'ai des
exemples … l'appui de ma proposition.  Ainsi, au siŠge de
Constantinople par Mahomet II, en 1453, on lan‡a des boulets
de pierre qui pesaient dix-neuf cents livres, et qui
devaient ˆtre d'une belle taille.¯

®Oh!  oh!  fit le major, dix-neuf cents livres, c'est un
gros chiffre!¯

®A Malte, au temps des chevaliers, un certain canon du fort
Saint-Elme lan‡ait des projectiles pesant deux mille cinq
cents livres.¯

®Pas possible!¯

®Enfin, d'aprŠs un historien fran‡ais, sous Louis XI, un
mortier lan‡ait une bombe de cinq cents livres seulement;
mais cette bombe, partie de la Bastille, un endroit o— les
fous enfermaient les sages, allait tomber … Charenton, un
endroit o— les sages enferment les fous.¯

®TrŠs bien!¯  dit J.-T. Maston.

®Depuis, qu'avons-nous vu, en somme?  Les canons Armstrong
lancer des boulets de cinq cents livres, et les Columbiads
Rodman des projectiles d'une demi-tonne!  Il semble donc
que, si les projectiles ont gagn‚ en port‚e, ils ont perdu
en pesanteur.  Or, si nous tournons nos efforts de ce c“t‚,
nous devons arriver avec le progrŠs de la science, …
d‚cupler le poids des boulets de Mahomet II, et des
chevaliers de Malte.¯

®C'est ‚vident, r‚pondit le major, mais quel m‚tal
comptez-vous donc employer pour le projectile?¯

®De la fonte de fer,¯ tout simplement, dit le g‚n‚ral
Morgan.

®Peuh!  de la fonte!  s'‚cria J.-T. Maston avec un profond
d‚dain, c'est bien commun pour un boulet destin‚ … se rendre
… la Lune.¯

®N'exag‚rons pas, mon honorable ami, r‚pondit Morgan; la
fonte suffira.¯

®Eh bien!  alors, reprit le major Elphiston, puisque la
pesanteur est proportionnelle … son volume, un boulet de
fonte, mesurant neuf pieds de diamŠtre, sera encore d'un
poids ‚pouvantable!¯

®Oui, s'il est plein; non, s'il est creux,¯ dit Barbicane.

®Creux!  ce sera donc un obus?¯

®O— l'on pourra mettre des d‚pˆches, r‚pliqua J.-T. Maston,
et des ‚chantillons de nos productions terrestres!¯

®Oui, un obus, r‚pondit Barbicane; il le faut absolument; un
boulet plein de cent huit pouces pŠserait plus de deux cent
mille livres, poids ‚videmment trop consid‚rable; cependant,
comme il faut conserver une certaine stabilit‚ au
projectile, je propose de lui donner un poids de cinq mille
livres.¯

®Quelle sera donc l'‚paisseur de ses parois?¯  demanda le
major.

®Si nous suivons la proportion r‚glementaire, reprit Morgan,
un diamŠtre de cent huit pouces exigera des parois de deux
pieds au moins.¯

®Ce serait beaucoup trop, r‚pondit Barbicane; remarquez-le
bien, il ne s'agit pas ici d'un boulet destin‚ … percer des
plaques; il suffira donc de lui donner des parois assez
fortes pour r‚sister … la pression des gaz de la poudre. 
Voici donc le problŠme: quelle ‚paisseur doit avoir un obus
en fonte de fer pour ne peser que vingt mille livres? Notre
habile calculateur, le brave Maston, va nous l'apprendre
s‚ance tenante.¯

®Rien n'est plus facile¯, r‚pliqua l'honorable secr‚taire du
Comit‚.

Et ce disant, il tra‡a quelques formules alg‚briques sur le
papier; on vit apparaŒtre sous la plume des \(\pi\) et des
\(x\) ‚lev‚s … la deuxiŠme puissance.  Il eut mˆme l'air
d'extraire, sans y toucher, une certaine racine cubique, et
dit:

®Les parois auront … peine deux pouces d'‚paisseur.¯

®Sera-ce suffisant?¯  demanda le major d'un air de doute.

®Non, r‚pondit le pr‚sident Barbicane, non, ‚videmment.¯

®Eh bien!  alors, que faire?¯  reprit Elphiston d'un air
assez embarrass‚.

®Employer un autre m‚tal que la fonte.¯

®Du cuivre?¯  dit Morgan.

®Non, c'est encore trop lourd; et j'ai mieux que cela … vous
proposer.¯

®Quoi donc? ¯ dit le major.

®De l'aluminium,¯ r‚pondit Barbicane.

®De l'aluminium!¯  s'‚criŠrent les trois collŠgues du
pr‚sident.

®Sans doute, mes amis.  Vous savez qu'un illustre chimiste
fran‡ais, Henri Sainte-Claire Deville, est parvenu, en 1854,
… obtenir l'aluminium en masse compacte.  Or, ce pr‚cieux
m‚tal a la blancheur de l'argent, l'inalt‚rabilit‚ de l'or,
la t‚nacit‚ du fer, la fusibilit‚ du cuivre et la l‚gŠret‚
du verre; il se travaille facilement, il est extrˆmement
r‚pandu dans la nature, puisque l'alumine forme la base de
la plupart des roches, il est trois fois plus l‚ger que le
fer, et il semble avoir ‚t‚ cr‚‚ tout exprŠs pour nous
fournir la matiŠre de notre projectile!¯

®Hurrah pour l'aluminium!¯  s'‚cria le secr‚taire du Comit‚,
toujours trŠs bruyant dans ses moments d'enthousiasme.

®Mais, mon cher pr‚sident, dit le major, est-ce que le prix
de revient de l'aluminium n'est pas extrˆmement ‚lev‚?¯

®Il l'‚tait, r‚pondit Barbicane; aux premiers temps de sa
d‚couverte, la livre d'aluminium co–tait deux cent soixante
… deux cent quatre-vingts dollars (-- environ 1,500 francs);
puis elle est tomb‚e … vingt-sept dollars (-- 150 F), et
aujourd'hui, enfin, elle vaut neuf dollars (-- 48.75 F).¯

®Mais neuf dollars la livre, r‚pliqua le major, qui ne se
rendait pas facilement, c'est encore un prix ‚norme!¯

®Sans doute, mon cher major, mais non pas inabordable.¯

®Que pŠsera donc le projectile?¯  demanda Morgan.

®Voici ce qui r‚sulte de mes calculs, r‚pondit Barbicane; un
boulet de cent huit pouces de diamŠtre et de douze pouces
[Trente centimŠtres; le pouce am‚ricain vaut 25
millimŠtres.] d'‚paisseur pŠserait, s'il ‚tait en fonte de
fer, soixante-sept mille quatre cent quarante livres; en
fonte d'aluminium, son poids sera r‚duit … dix-neuf mille
deux cent cinquante livres.¯

®Parfait!  s'‚cria Maston, voil… qui rentre dans notre
programme.¯

®Parfait!  parfait!  r‚pliqua le major, mais ne savez-vous
pas qu'… dix-huit dollars la livre, ce projectile
co–tera...¯

®Cent soixante-treize mille deux cent cinquante dollars
(--928,437.50 F), je le sais parfaitement; mais ne craignez
rien, mes amis, l'argent ne fera pas d‚faut … notre
entreprise, je vous en r‚ponds.¯

®Il pleuvra dans nos caisses,¯ r‚pliqua J.-T. Maston.

®Eh bien!  que pensez-vous de l'aluminium?¯  demanda le
pr‚sident.

®Adopt‚,¯ r‚pondirent les trois membres du Comit‚.

®Quant … la forme du boulet, reprit Barbicane, elle importe
peu, puisque, l'atmosphŠre une fois d‚pass‚e, le projectile
se trouvera dans le vide; je propose donc le boulet rond,
qui tournera sur lui-mˆme, si cela lui plaŒt, et se
comportera … sa fantaisie.¯

Ainsi se termina la premiŠre s‚ance du Comit‚; la question
du projectile ‚tait d‚finitivement r‚solue, et J.-T. Maston
se r‚jouit fort de la pens‚e d'envoyer un boulet d'aluminium
aux S‚l‚nites, ®ce qui leur donnerait une crƒne id‚e des
habitants de la Terre¯!




VIII


L'HISTOIRE DU CANON


Les r‚solutions prises dans cette s‚ance produisirent un
grand effet au-dehors.  Quelques gens timor‚s s'effrayaient
un peu … l'id‚e d'un boulet, pesant vingt mille livres,
lanc‚ … travers l'espace.  On se demandait quel canon
pourrait jamais transmettre une vitesse initiale suffisante
… une pareille masse.  Le procŠs verbal de la seconde s‚ance
du Comit‚ devait r‚pondre victorieusement … ces questions.

Le lendemain soir, les quatre membres du Gun-Club
s'attablaient devant de nouvelles montagnes de sandwiches et
au bord d'un v‚ritable oc‚an de th‚.  La discussion reprit
aussit“t son cours, et, cette fois, sans pr‚ambule.

®Mes chers collŠgues, dit Barbicane, nous allons nous
occuper de l'engin … construire, de sa longueur, de sa
forme, de sa composition et de son poids.  Il est probable
que nous arriverons … lui donner des dimensions
gigantesques; mais si grandes que soient les difficult‚s,
notre g‚nie industriel en aura facilement raison.  Veuillez
donc m'‚couter, et ne m'‚pargnez pas les objections … bout
portant.  Je ne les crains pas!¯

Un grognement approbateur accueillit cette d‚claration.

®N'oublions pas, reprit Barbicane, … quel point notre
discussion nous a conduits hier; le problŠme se pr‚sente
maintenant sous cette forme:  imprimer une vitesse initiale
de douze mille yards par seconde … un obus de cent huit
pouces de diamŠtre et d'un poids de vingt mille livres.

®Voil… bien le problŠme, en effet,¯ r‚pondit le major
Elphiston.

®Je continue, reprit Barbicane.  Quand un projectile est
lanc‚ dans l'espace, que se passe-t-il?  Il est sollicit‚
par trois forces ind‚pendantes, la r‚sistance du milieu,
l'attraction de la Terre et la force d'impulsion dont il est
anim‚.  Examinons ces trois forces.  La r‚sistance du
milieu, c'est-…-dire la r‚sistance de l'air, sera peu
importante.  En effet, l'atmosphŠre terrestre n'a que
quarante milles (-- 16 lieues environ).  Or, avec une
rapidit‚ de douze mille yards, le projectile l'aura
travers‚e en cinq secondes, et ce temps est assez court pour
que la r‚sistance du milieu soit regard‚e comme
insignifiante.  Passons alors … l'attraction de la Terre,
c'est-…-dire … la pesanteur de l'obus.  Nous savons que
cette pesanteur diminuera en raison inverse du carr‚ des
distances; en effet, voici ce que la physique nous apprend:
quand un corps abandonn‚ … lui-mˆme tombe … la surface de la
Terre, sa chute est de quinze pieds [Soit 4 mŠtres 90
centimŠtres dans la premiŠre seconde; … la distance o— se
trouve la Lune, la chute ne serait plus que de 1 mm 1/3, ou
590 milliŠmes de ligne.] dans la premiŠre seconde, et si ce
mˆme corps ‚tait transport‚ … deux cent cinquante-sept mille
cent quarante-deux milles, autrement dit, … la distance o—
se trouve la Lune, sa chute serait r‚duite … une demi-ligne
environ dans la premiŠre seconde.  C'est presque
l'immobilit‚.  Il s'agit donc de vaincre progressivement
cette action de la pesanteur.  Comment y parviendrons-nous? 
Par la force d'impulsion.¯

®Voil… la difficult‚,¯ r‚pondit le major.

®La voil…, en effet, reprit le pr‚sident, mais nous en
triompherons, car cette force d'impulsion qui nous est
n‚cessaire r‚sultera de la longueur de l'engin et de la
quantit‚ de poudre employ‚e, celle-ci n'‚tant limit‚e que
par la r‚sistance de celui-l….  Occupons-nous donc
aujourd'hui des dimensions … donner au canon.  Il est bien
entendu que nous pouvons l'‚tablir dans des conditions de
r‚sistance pour ainsi dire infinie, puisqu'il n'est pas
destin‚ … ˆtre manoeuvr‚.¯

®Tout ceci est ‚vident,¯ r‚pondit le g‚n‚ral.

®Jusqu'ici, dit Barbicane, les canons les plus longs, nos
‚normes Columbiads, n'ont pas d‚pass‚ vingt-cinq pieds en
longueur; nous allons donc ‚tonner bien des gens par les
dimensions que nous serons forc‚s d'adopter.¯

®Eh!  sans doute, s'‚cria J.-T. Maston.  Pour mon compte, je
demande un canon d'un demi-mille au moins!¯

®Un demi-mille!¯  s'‚criŠrent le major et le g‚n‚ral.

®Oui!  un demi-mille, et il sera encore trop court de
moiti‚.¯

®Allons, Maston, r‚pondit Morgan, vous exag‚rez.

®Non pas!  r‚pliqua le bouillant secr‚taire, et je ne sais
vraiment pourquoi vous me taxez d'exag‚ration.¯

®Parce que vous allez trop loin!¯

®Sachez, monsieur, r‚pondit J.-T. Maston en prenant ses
grands airs, sachez qu'un artilleur est comme un boulet, il
ne peut jamais aller trop loin!¯

La discussion tournait aux personnalit‚s, mais le pr‚sident
intervint.

®Du calme, mes amis, et raisonnons; il faut ‚videmment un
canon d'une grande vol‚e, puisque la longueur de la piŠce
accroŒtra la d‚tente des gaz accumul‚s sous le projectile,
mais il est inutile de d‚passer certaines limites.

®Parfaitement¯, dit le major.

®Quelles sont les rŠgles usit‚es en pareil cas? 
Ordinairement la longueur d'un canon est vingt … vingt-cinq
fois le diamŠtre du boulet, et il pŠse deux cent trente-cinq
… deux cent quarante fois son poids.¯

®Ce n'est pas assez¯, s'‚cria J.-T. Maston avec imp‚tuosit‚.

®J'en conviens, mon digne ami, et, en effet, en suivant
cette proportion, pour un projectile large de neuf pieds
pesant vingt mille livres, l'engin n'aurait qu'une longueur
de deux cent vingt-cinq pieds et un poids de sept millions
deux cent mille livres.¯

®C'est ridicule, r‚partit J.-T. Maston.  Autant prendre un
pistolet!¯

®Je le pense aussi, r‚pondit Barbicane, c'est pourquoi je me
propose de quadrupler cette longueur et de construire un
canon de neuf cents pieds.¯

Le g‚n‚ral et le major firent quelques objections; mais
n‚anmoins cette proposition, vivement soutenue par le
secr‚taire du Gun-Club, fut d‚finitivement adopt‚e.

®Maintenant, dit Elphiston, quelle ‚paisseur donner … ses
parois.¯

®Une ‚paisseur de six pieds,¯ r‚pondit Barbicane.

®Vous ne pensez sans doute pas … dresser une pareille masse
sur un aff–t?¯  demanda le major.

®Ce serait pourtant superbe!¯  dit J.-T. Maston.

®Mais impraticable, r‚pondit Barbicane.  Non, je songe …
couler cet engin dans le sol mˆme, … le fretter avec des
cercles de fer forg‚, et enfin … l'entourer d'un ‚pais
massif de ma‡onnerie … pierre et … chaux, de telle fa‡on
qu'il participe de toute la r‚sistance du terrain
environnant.  Une fois la piŠce fondue, l'ƒme sera
soigneusement al‚s‚e et calibr‚e, de maniŠre … empˆcher le
vent [C'est l'espace qui existe quelquefois entre le
projectile et l'ƒme de la piŠce.] du boulet; ainsi il n'y
aura aucune d‚perdition de gaz, et toute la force expansive
de la poudre sera employ‚e … l'impulsion.

®Hurrah!  hurrah!¯  fit J.-T. Maston, ®nous tenons notre
canon.¯


®Pas encore!¯  r‚pondit Barbicane en calmant de la main son
impatient ami.

®Et pourquoi?¯

®Parce que nous n'avons pas discut‚ sa forme.  Sera-ce un
canon, un obusier ou un mortier?¯

®Un canon,¯ r‚pliqua Morgan.

®Un obusier,¯ repartit le major.

®Un mortier!¯ s'‚cria J.-T. Maston.

Une nouvelle discussion assez vive allait s'engager, chacun
pr‚conisant son arme favorite, lorsque le pr‚sident l'arrˆta
net.

®Mes amis, dit-il, je vais vous mettre tous d'accord; notre
Columbiad tiendra de ces trois bouches … feu … la fois.  Ce
sera un canon, puisque la chambre de la poudre aura le mˆme
diamŠtre que l'ƒme.  Ce sera un obusier, puisqu'il lancera
un obus.  Enfin, ce sera un mortier, puisqu'il sera braqu‚
sous un angle de quatre-vingt-dix degr‚s, et que, sans recul
possible, in‚branlablement fix‚ au sol, il communiquera au
projectile toute la puissance d'impulsion accumul‚e dans ses
flancs.

®Adopt‚, adopt‚,¯ r‚pondirent les membres du Comit‚.

®Une simple r‚flexion, dit Elphiston, ce can-obuso-mortier
sera-t-il ray‚?¯

®Non, r‚pondit Barbicane, non; il nous faut une vitesse
initiale ‚norme, et vous savez bien que le boulet sort moins
rapidement des canons ray‚s que des canons … ƒme lisse.¯

®C'est juste.¯

®Enfin, nous le tenons, cette fois!¯  r‚p‚ta J.-T. Maston.

®Pas tout … fait encore,¯ r‚pliqua le pr‚sident.

®Et pourquoi?¯

®Parce que nous ne savons pas encore de quel m‚tal il sera
fait.¯

®D‚cidons-le sans retard.¯

®J'allais vous le proposer.¯

Les quatre membres du Comit‚ avalŠrent chacun une douzaine
de sandwiches suivis d'un bol de th‚, et la discussion
recommen‡a. 

®Mes braves collŠgues, dit Barbicane, notre canon doit ˆtre
d'une grande t‚nacit‚, d'une grande duret‚, infusible … la
chaleur, indissoluble et inoxydable … l'action corrosive des
acides.¯ 

®Il n'y a pas de doute … cet ‚gard, r‚pondit le major, et
comme il faudra employer une quantit‚ consid‚rable de m‚tal,
nous n'aurons pas l'embarras du choix.¯

®Eh bien!  alors, dit Morgan, je propose pour la fabrication
de la Columbiad le meilleur alliage connu jusqu'ici,
c'est-…-dire cent parties de cuivre, douze parties d'‚tain
et six parties de laiton.¯ 

®Mes amis, r‚pondit le pr‚sident, j'avoue que cette
composition a donn‚ des r‚sultats excellents; mais, dans
l'espŠce, elle co–terait trop cher et serait d'un emploi
fort difficile.  Je pense donc qu'il faut adopter une
matiŠre excellente, mais … bas prix, telle que la fonte de
fer.  N'est-ce pas votre avis, major?¯

®Parfaitement,¯ r‚pondit Elphiston.

®En effet, reprit Barbicane, la fonte de fer co–te dix fois
moins que le bronze; elle est facile … fondre, elle se coule
simplement dans des moules de sable, elle est d'une
manipulation rapide; c'est donc … la fois ‚conomie d'argent
et de temps.  D'ailleurs, cette matiŠre est excellente, et
je me
rappelle que pendant la guerre, au siŠge d'Atlanta, des
piŠces en fonte ont tir‚ mille coups chacune de vingt
minutes en vingt minutes, sans en avoir souffert.¯

®Cependant, la fonte est trŠs cassante,¯ r‚pondit Morgan.

®Oui, mais trŠs r‚sistante aussi; d'ailleurs, nous
n'‚claterons pas, je vous en r‚ponds.¯

®On peut ‚clater et ˆtre honnˆte,¯ r‚pliqua sentencieusement
J.-T. Maston.

®videmment, r‚pondit Barbicane.  Je vais donc prier notre
digne secr‚taire de calculer le poids d'un canon de fonte
long de neuf cents pieds, d'un diamŠtre int‚rieur de neuf
pieds, avec parois de six pieds d'‚paisseur.¯

®A l'instant¯, r‚pondit J.-T. Maston.

Et, ainsi qu'il avait fait la veille, il aligna ses formules
avec une merveilleuse facilit‚, et dit au bout d'une minute:

®Ce canon pŠsera soixante-huit mille quarante tonnes
(--68,040,000 kg). 

®Et … deux _cents_ la livre (-- 10 centimes), il
co–tera?...¯

®Deux millions cinq cent dix mille sept cent un dollars
(--13,608,000 francs).¯

J.-T. Maston, le major et le g‚n‚ral regardŠrent Barbicane
d'un air inquiet.

®Eh bien!  messieurs, dit le pr‚sident, je vous r‚p‚terai ce
que je vous disais hier, soyez tranquilles, les millions ne
nous manqueront pas!¯

Sur cette assurance de son pr‚sident, le Comit‚ se s‚para,
aprŠs avoir remis au lendemain soir sa troisiŠme s‚ance.



IX


LA QUESTION DES POUDRES


Restait … traiter la question des poudres.  Le public
attendait avec anxi‚t‚ cette derniŠre d‚cision.  La grosseur
du projectile, la longueur du canon ‚tant donn‚es, quelle
serait la quantit‚ de poudre n‚cessaire pour produire
l'impulsion?  Cet agent terrible, dont l'homme a cependant
maŒtris‚ les effets, allait ˆtre appel‚ … jouer son r“le
dans des proportions inaccoutum‚es.

On sait g‚n‚ralement et l'on r‚pŠte volontiers que la poudre
fut invent‚e au XIVe siŠcle par le moine Schwartz, qui paya
de sa vie sa grande d‚couverte.  Mais il est … peu prŠs
prouv‚ maintenant que cette histoire doit ˆtre rang‚e parmi
les l‚gendes du Moyen Age.  La poudre n'a ‚t‚ invent‚e par
personne; elle d‚rive directement des feux gr‚geois,
compos‚s comme elle de soufre et de salpˆtre.  Seulement,
depuis cette ‚poque, ces m‚langes, qui n'‚taient que des
m‚langes fusants, se sont transform‚s en m‚langes d‚tonants.

Mais si les ‚rudits savent parfaitement la fausse histoire
de la poudre, peu de gens se rendent compte de sa puissance
m‚canique.  Or, c'est ce qu'il faut connaŒtre pour
comprendre l'importance de la question soumise au Comit‚.

Ainsi un litre de poudre pŠse environ deux livres (-- 900
grammes [La livre am‚ricaine est de 453 g.]); il produit en
s'enflammant quatre cents litres de gaz, ces gaz rendus
libres, et sous l'action d'une temp‚rature port‚e … deux
mille quatre cents degr‚s, occupent l'espace de quatre mille
litres. 
Donc le volume de la poudre est aux volumes des gaz produits
par sa d‚flagration comme un est … quatre mille.  Que l'on
juge alors de l'effrayante pouss‚e de ces gaz lorsqu'ils
sont comprim‚s dans un espace quatre mille fois trop
resserr‚. 

Voil… ce que savaient parfaitement les membres du Comit‚
quand le lendemain ils entrŠrent en s‚ance.  Barbicane donna
la parole au major Elphiston, qui avait ‚t‚ directeur des
poudres pendant la guerre.

®Mes chers camarades, dit ce chimiste distingu‚, je vais
commencer par des chiffres irr‚cusables qui nous serviront
de base.  Le boulet de vingt-quatre dont nous parlait
avant-hier l'honorable J.-T. Maston en termes si po‚tiques,
n'est chass‚ de la bouche … feu que par seize livres de
poudre seulement.¯

®Vous ˆtes certain du chiffre?¯  demanda Barbicane.

®Absolument certain, r‚pondit le major.  Le canon Armstrong
n'emploie que soixante-quinze livres de poudre pour un
projectile de huit cents livres, et la Columbiad Rodman ne
d‚pense que cent soixante livres de poudre pour envoyer …
six milles son boulet d'une demi-tonne.  Ces faits ne
peuvent ˆtre mis en doute, car je les ai relev‚s moi-mˆme
dans les procŠs-verbaux du Comit‚ d'artillerie.¯

®Parfaitement,¯ r‚pondit le g‚n‚ral.

®Eh bien!  reprit le major, voici la cons‚quence … tirer de
ces chiffres, c'est que la quantit‚ de poudre n'augmente pas
avec le poids du boulet: en effet, s'il fallait seize livres
de poudre pour un boulet de vingt-quatre; en d'autres
termes, si, dans les canons ordinaires, on emploie une
quantit‚ de poudre pesant les deux tiers du poids du
projectile, cette proportionnalit‚ n'est pas constante.
Calculez, et vous verrez que, pour le boulet d'une
demi-tonne, au lieu de trois cent trente-trois livres de
poudre, cette quantit‚ a ‚t‚ r‚duite … cent soixante livres
seulement.

®O— voulez-vous en venir?¯  demanda le pr‚sident.

®Si vous poussez votre th‚orie … l'extrˆme, mon cher major,
dit J.-T. Maston, vous arriverez … ceci, que, lorsque votre
boulet sera suffisamment lourd, vous ne mettrez plus de
poudre du tout."

®Mon ami Maston est folƒtre jusque dans les choses
s‚rieuses, r‚pliqua le major, mais qu'il se rassure; je
proposerai bient“t des quantit‚s de poudre qui satisferont
son amour-propre d'artilleur. Seulement je tiens … constater
que, pendant la guerre, et pour les plus gros canons, le
poids de la poudre a ‚t‚ r‚duit, aprŠs exp‚rience, au
dixiŠme du poids du boulet. ¯

®Rien n'est plus exact, dit Morgan.  Mais avant de d‚cider
la quantit‚ de poudre n‚cessaire pour donner l'impulsion, je
pense qu'il est bon de s'entendre sur sa nature.¯

®Nous emploierons de la poudre … gros grains, r‚pondit le
major; sa d‚flagration est plus rapide que celle du
pulv‚rin.¯

®Sans doute, r‚pliqua Morgan, mais elle est trŠs brisante et
finit par alt‚rer l'ƒme des piŠces.¯

®Bon!  ce qui est un inconv‚nient pour un canon destin‚ …
faire un long service n'en est pas un pour notre Columbiad. 
Nous ne courons aucun danger d'explosion, il faut que la
poudre s'enflamme instantan‚ment, afin que son effet
m‚canique soit complet.¯

®On pourrait, dit J.-T. Maston, percer plusieurs lumiŠres,
de fa‡on … mettre le feu sur divers points … la fois.¯

®Sans doute, r‚pondit Elphiston, mais cela rendrait la
manoeuvre plus difficile.  J'en reviens donc … ma poudre …
gros grains, qui supprime ces difficult‚s.¯

®Soit,¯ r‚pondit le g‚n‚ral.

®Pour charger sa Columbiad, reprit le major, Rodman
employait une poudre … grains gros comme des chƒtaignes,
faite avec du charbon de saule simplement torr‚fi‚ dans des
chaudiŠres de fonte.  Cette poudre ‚tait dure et luisante,
ne laissait aucune trace sur la main, renfermait dans une
grande proportion de l'hydrogŠne et de l'oxygŠne, d‚flagrait
instantan‚ment, et, quoique trŠs brisante, ne d‚t‚riorait
pas sensiblement les bouches … feu.¯

®Eh bien!  il me semble, r‚pondit J.-T. Maston, que nous
n'avons pas … h‚siter, et que notre choix est tout fait.¯

®A moins que vous ne pr‚f‚riez de la poudre d'or¯, r‚pliqua
le major en riant, ce qui lui valut un geste mena‡ant du
crochet de son susceptible ami.

Jusqu'alors Barbicane s'‚tait tenu en dehors de la
discussion.  Il laissait parler, il ‚coutait.  Il avait
‚videmment une id‚e.  Aussi se contenta-t-il simplement de
dire:

®Maintenant, mes amis, quelle quantit‚ de poudre
proposez-vous?¯

Les trois membres du Gun-Club entre-regardŠrent un instant.

®Deux cent mille livres,¯ dit enfin Morgan.

®Cinq cent mille,¯ r‚pliqua le major.

®Huit cent mille livres! ¯ s'‚cria J.-T. Maston.

Cette fois, Elphiston n'osa pas taxer son collŠgue
d'exag‚ration.  En effet, il s'agissait d'envoyer jusqu'… la
Lune un projectile pesant vingt mille livres et de lui
donner une force initiale de douze mille yards par seconde. 
Un moment de silence suivit donc la triple proposition faite
par les trois collŠgues.

Il fut enfin rompu par le pr‚sident Barbicane.

®Mes braves camarades, dit-il d'une voix tranquille, je pars
de ce principe que la r‚sistance de notre canon construit
dans des conditions voulues est illimit‚e.  Je vais donc
surprendre l'honorable J.-T. Maston en lui disant qu'il a
‚t‚ timide dans ses calculs, et je proposerai de doubler ses
huit cent mille livres de poudre.¯

®Seize cent mille livres?¯  fit J.-T. Maston en sautant sur
sa chaise.

®Tout autant.¯

®Mais alors il faudra en revenir … mon canon d'un demi-mille
de longueur.¯

®C'est ‚vident,¯ dit le major.

®Seize cent mille livres de poudre, reprit le secr‚taire du
Comit‚, occuperont un espace de vingt-deux mille pieds cubes
[Un peu moins de 800 mŠtres cubes.] environ; or, comme votre
canon n'a qu'une contenance de cinquante-quatre mille pieds
cubes [Deux mille mŠtres cubes.], il sera … moiti‚ rempli,
et l'ƒme ne sera plus assez longue pour que la d‚tente des
gaz imprime au projectile une suffisante impulsion.¯

Il n'y avait rien … r‚pondre.  J.-T. Maston disait vrai.  On
regarda Barbicane.

®Cependant, reprit le pr‚sident, je tiens … cette quantit‚
de poudre. Songez-y, seize cent mille livres de poudre
donneront naissance … six milliards de litres de gaz.  Six
milliards!  Vous entendez bien?¯

®Mais alors comment faire?¯  demanda le g‚n‚ral.

®C'est trŠs simple; il faut r‚duire cette ‚norme quantit‚ de
poudre, tout en lui conservant cette puissance m‚canique.¯

®Bon!  mais par quel moyen?¯

®Je vais vous le dire¯, r‚pondit simplement Barbicane.

Ses interlocuteurs le d‚vorŠrent des yeux.

®Rien n'est plus facile, en effet, reprit-il, que de ramener
cette masse de poudre … un volume quatre fois moins
consid‚rable.  Vous connaissez tous cette matiŠre curieuse
qui constitue les tissus ‚l‚mentaires des v‚g‚taux, et qu'on
nomme cellulose.¯

®Ah!  fit le major, je vous comprends, mon cher Barbicane.¯

®Cette matiŠre, dit le pr‚sident, s'obtient … l'‚tat de
puret‚ parfaite dans divers corps, et surtout dans le coton,
qui n'est autre chose que le poil des graines du cotonnier. 
Or, le coton, combin‚ avec l'acide azotique … froid, se
transforme en une substance ‚minemment insoluble, ‚minemment
combustible, ‚minemment explosive.  Il y a quelques ann‚es,
en 1832, un chimiste fran‡ais, Braconnot, d‚couvrit cette
substance, qu'il appela xylo‹dine.  En 1838, un autre
Fran‡ais, Pelouze, en ‚tudia les diverses propri‚t‚s, et
enfin, en 1846, Shonbein, professeur de chimie … Bƒle, la
proposa comme poudre de guerre.  Cette poudre, c'est le
coton azotique...¯

®Ou pyroxyle,¯ r‚pondit Elphiston.

®Ou fulmi-coton,¯ r‚pliqua Morgan.

®Il n'y a donc pas un nom d'Am‚ricain … mettre au bas de
cette d‚couverte?¯  s'‚cria J.-T. Maston, pouss‚ par un vif
sentiment d'amour-propre national.

®Pas un, malheureusement,¯ r‚pondit le major.

®Cependant, pour satisfaire Maston, reprit le pr‚sident, je
lui dirai que les travaux d'un de nos concitoyens peuvent
ˆtre rattach‚s … l'‚tude de la cellulose, car le collodion,
qui est un des principaux agents de la photographie, est
tout simplement du pyroxyle dissous dans l'‚ther additionn‚
d'alcool, et il a ‚t‚ d‚couvert par Maynard, alors ‚tudiant
en m‚decine … Boston.¯

®Eh bien!  hurrah pour Maynard et pour le fulmi-coton!¯ 
s'‚cria le bruyant secr‚taire du Gun-Club.

®Je reviens au pyroxyle, reprit Barbicane.  Vous connaissez
ses propri‚t‚s, qui vont nous le rendre si pr‚cieux; il se
pr‚pare avec la plus grande facilit‚; du coton plong‚ dans
de l'acide azotique fumant [Ainsi nomm‚, parce que, au
contact de l'air humide, il r‚pand d'‚paisses fum‚es
blanchƒtres.], pendant quinze minutes, puis lav‚ … grande
eau, puis s‚ch‚, et voil… tout.¯

®Rien de plus simple, en effet,¯ dit Morgan.

®De plus, le pyroxyle est inalt‚rable … l'humidit‚, qualit‚
pr‚cieuse … nos yeux, puisqu'il faudra plusieurs jours pour
charger le canon;  son inflammabilit‚ a lieu … cent
soixante-dix degr‚s au lieu de deux cent quarante, et sa
d‚flagration est si subite, qu'on peut l'enflammer sur de la
poudre ordinaire, sans que celle-ci ait le temps de prendre
feu.¯

®Parfait,¯ r‚pondit le major.

®Seulement il est plus co–teux.¯

®Qu'importe?¯  fit J.-T. Maston.

®Enfin il communique aux projectiles une vitesse quatre fois
sup‚rieure … celle de la poudre.  J'ajouterai mˆme que, si
l'on y mˆle les huit dixiŠmes de son poids de nitrate de
potasse, sa puissance expansive est encore augment‚e dans
une grande proportion.¯

®Sera-ce n‚cessaire?¯  demanda le major.

®Je ne le pense pas, r‚pondit Barbicane.  Ainsi donc, au
lieu de seize cent mille livres de poudre, nous n'aurons que
quatre cent mille livres de fulmi-coton, et comme on peut
sans danger comprimer cinq cents livres de coton dans
vingt-sept pieds cubes, cette matiŠre n'occupera qu'une
hauteur de trente toises dans la Columbiad.  De cette fa‡on,
le boulet aura plus de sept cents pieds d'ƒme … parcourir
sous l'effort de six milliards de litres de gaz, avant de
prendre son vol vers l'astre des nuits!¯

A cette p‚riode, J.-T. Maston ne put contenir son ‚motion;
il se jeta dans les bras de son ami avec la violence d'un
projectile, et il l'aurait d‚fonc‚, si Barbicane n'e–t ‚t‚
bƒti … l'‚preuve de la bombe.

Cet incident termina la troisiŠme s‚ance du Comit‚. 
Barbicane et ses audacieux collŠgues, auxquels rien ne
semblait impossible, venaient de r‚soudre la question si
complexe du projectile, du canon et des poudres.  Leur plan
‚tant fait, il n'y avait qu'… l'ex‚cuter.

®Un simple d‚tail, une bagatelle¯, disait J.-T. Maston.

[NOTA -- Dans cette discussion le pr‚sident Barbicane
revendique pour l'un de ses compatriotes l'invention du
collodion.  C'est une erreur, n'en d‚plaise au brave J.-T.
Maston, et elle vient de la similitude de deux noms.

En 1847, Maynard, ‚tudiant en m‚decine … Boston, a bien eu
l'id‚e d'employer le collodion au traitement des plaies,
mais le collodion ‚tait connu en 1846.  C'est … un Fran‡ais,
un esprit trŠs distingu‚, un savant tout … la fois peintre,
poŠte, philosophe, hell‚niste et chimiste, M. Louis M‚nard,
que revient l'honneur de cette grande d‚couverte.  -- J. V.]



X


UN ENNEMI SUR VINGT-CINQ MILLIONS D'AMIS


Le public am‚ricain trouvait un puissant int‚rˆt dans les
moindres d‚tails de l'entreprise du Gun-Club.  Il suivait
jour par jour les discussions du Comit‚.  Les plus simples
pr‚paratifs de cette grande exp‚rience, les questions de
chiffres qu'elle soulevait, les difficult‚s m‚caniques …
r‚soudre, en un mot, ®sa mise en train¯, voil… ce qui le
passionnait au plus haut degr‚.

Plus d'un an allait s'‚couler entre le commencement des
travaux et leur achŠvement; mais ce laps de temps ne devait
pas ˆtre vide d'‚motions; l'emplacement … choisir pour le
forage, la construction du moule, la fonte de la Columbiad,
son chargement trŠs p‚rilleux, c'‚tait l… plus qu'il ne
fallait pour exciter la curiosit‚ publique. Le projectile,
une fois lanc‚, ‚chapperait aux regards en quelques dixiŠmes
de seconde; puis, ce qu'il deviendrait, comme il se
comporterait dans l'espace, de quelle fa‡on il atteindrait
la Lune, c'est ce qu'un petit nombre de privil‚gi‚s
verraient seuls de leurs propres yeux.  Ainsi donc, les
pr‚paratifs de l'exp‚rience, les d‚tails pr‚cis de
l'ex‚cution en constituaient alors le v‚ritable int‚rˆt.

Cependant, l'attrait purement scientifique de l'entreprise
fut tout d'un coup surexcit‚ par un incident.

On sait quelles nombreuses l‚gions d'admirateurs et d'amis
le projet Barbicane avait ralli‚es … son auteur.  Pourtant,
si honorable, si extraordinaire qu'elle f–t, cette majorit‚
ne devait pas ˆtre l'unanimit‚.  Un seul homme, un seul dans
tous les tats de l'Union, protesta contre la tentative du
Gun-Club; il l'attaqua avec violence, … chaque occasion; et
la nature est ainsi faite, que Barbicane fut plus sensible …
cette opposition d'un seul qu'aux applaudissements de tous
les autres.

Cependant, il savait bien le motif de cette antipathie, d'o—
venait cette inimiti‚ solitaire, pourquoi elle ‚tait
personnelle et d'ancienne date, enfin dans quelle rivalit‚
d'amour-propre elle avait pris naissance.

Cet ennemi pers‚v‚rant, le pr‚sident du Gun-Club ne l'avait
jamais vu. Heureusement, car la rencontre de ces deux hommes
e–t certainement entraŒn‚ de fƒcheuses cons‚quences.  Ce
rival ‚tait un savant comme Barbicane, une nature fiŠre,
audacieuse, convaincue, violente, un pur Yankee.  On le
nommait le capitaine Nicholl.  Il habitait Philadelphie.

Personne n'ignore la lutte curieuse qui s'‚tablit pendant la
guerre f‚d‚rale entre le projectile et la cuirasse des
navires blind‚s; celui-l… destin‚ … percer celle-ci;
celle-ci d‚cid‚e … ne point se laisser percer.  De l… une
transformation radicale de la marine dans les tats des deux
continents. Le boulet et la plaque luttŠrent avec un
acharnement sans exemple, l'un grossissant, l'autre
s'‚paississant dans une proportion constante.  Les navires,
arm‚s de piŠces formidables, marchaient au feu sous l'abri
de leur invuln‚rable carapace.  Les _Merrimac_, les
_Monitor_, les _Ram-Tenesse_, les _Weckausen_ [Navires de la
marine am‚ricaine.] lan‡aient des projectiles ‚normes, aprŠs
s'ˆtre cuirass‚s contre les projectiles des autres.  Ils
faisaient … autrui ce qu'ils ne voulaient pas qu'on leur
fŒt, principe immoral sur lequel repose tout l'art de la
guerre.

Or, si Barbicane fut un grand fondeur de projectiles,
Nicholl fut un grand forgeur de plaques.  L'un fondait nuit
et jour … Baltimore, et l'autre forgeait jour et nuit …
Philadelphie.  Chacun suivait un courant d'id‚es
essentiellement oppos‚.

Aussit“t que Barbicane inventait un nouveau boulet, Nicholl
inventait une nouvelle plaque.  Le pr‚sident du Gun-Club
passait sa vie … percer des trous, le capitaine … l'en
empˆcher.  De l… une rivalit‚ de tous les instants qui
allait jusqu'aux personnes.  Nicholl apparaissait dans les
rˆves de Barbicane sous la forme d'une cuirasse imp‚n‚trable
contre laquelle il venait se briser, et Barbicane, dans les
songes de Nicholl, comme un projectile qui le per‡ait de
part en part.

Cependant, bien qu'ils suivissent deux lignes divergentes,
ces savants auraient fini par se rencontrer, en d‚pit de
tous les axiomes de g‚om‚trie; mais alors c'e–t ‚t‚ sur le
terrain du duel.  Fort heureusement pour ces citoyens si
utiles … leur pays, une distance de cinquante … soixante
milles les s‚parait l'un de l'autre, et leurs amis
h‚rissŠrent la route de tels obstacles qu'ils ne se
rencontrŠrent jamais.

Maintenant, lequel des deux inventeurs l'avait emport‚ sur
l'autre, on ne savait trop; les r‚sultats obtenus rendaient
difficile une juste appr‚ciation.  Il semblait cependant, en
fin de compte, que la cuirasse devait finir par c‚der au
boulet.

N‚anmoins, il y avait doute pour les hommes comp‚tents.  Aux
derniŠres exp‚riences, les projectiles cylindro-coniques de
Barbicane vinrent se ficher comme des ‚pingles sur les
plaques de Nicholl; ce jour-l…, le forgeur de Philadelphie
se crut victorieux et n'eut plus assez de m‚pris pour son
rival; mais quand celui-ci substitua plus tard aux boulets
coniques de simples obus de six cents livres, le capitaine
dut en rabattre.  En effet ces projectiles, quoique anim‚s
d'une vitesse m‚diocre [Le poids de la poudre employ‚e
n'‚tait que l/12 du poids de l'obus.], brisŠrent, trouŠrent,
firent voler en morceaux les plaques du meilleur m‚tal.

Or, les choses en ‚taient … ce point, la victoire semblait
devoir rester au boulet, quand la guerre finit le jour mˆme
o— Nicholl terminait une nouvelle cuirasse d'acier forg‚! 
C'‚tait un chef-d'oeuvre dans son genre; elle d‚fiait tous
les projectiles du monde.  Le capitaine la fit transporter
au polygone de Washington, en provoquant le pr‚sident du
Gun-Club … la briser.  Barbicane, la paix ‚tant faite, ne
voulut pas tenter l'exp‚rience.

Alors Nicholl, furieux, offrit d'exposer sa plaque au choc
des boulets les plus invraisemblables, pleins, creux, ronds
ou coniques.  Refus du pr‚sident qui, d‚cid‚ment, ne voulait
pas compromettre son dernier succŠs.

Nicholl, surexcit‚ par cet entˆtement inqualifiable, voulut
tenter Barbicane en lui laissant toutes les chances.  Il
proposa de mettre sa plaque … deux cents yards du canon. 
Barbicane de s'obstiner dans son refus.  A cent yards?  Pas
mˆme … soixante-quinze.

®A cinquante alors, s'‚cria le capitaine par la voix des
journaux, … vingt-cinq yards ma plaque, et je me mettrai
derriŠre!¯

Barbicane fit r‚pondre que, quand mˆme le capitaine Nicholl
se mettrait devant, il ne tirerait pas davantage.

Nicholl, … cette r‚plique, ne se contint plus; il en vint
aux personnalit‚s; il insinua que la poltronnerie ‚tait
indivisible; que l'homme qui refuse de tirer un coup de
canon est bien prŠs d'en avoir peur; qu'en somme, ces
artilleurs qui se battent maintenant … six milles de
distance ont prudemment remplac‚ le courage individuel par
les formules math‚matiques, et qu'au surplus il y a autant
de bravoure … attendre tranquillement un boulet derriŠre une
plaque, qu'… l'envoyer dans toutes les rŠgles de l'art.

A ces insinuations Barbicane ne r‚pondit rien; peut-ˆtre
mˆme ne les connut-il pas, car alors les calculs de sa
grande entreprise l'absorbaient entiŠrement.

Lorsqu'il fit sa fameuse communication au Gun-Club, la
colŠre du capitaine Nicholl fut port‚e … son paroxysme.  Il
s'y mˆlait une suprˆme jalousie et un sentiment absolu
d'impuissance!  Comment inventer quelque chose de mieux que
cette Columbiad de neuf cents pieds!  Quelle cuirasse
r‚sisterait jamais … un projectile de vingt mille livres! 
Nicholl demeura d'abord atterr‚, an‚anti, bris‚ sous ce
®coup de canon¯ puis il se releva, et r‚solut d'‚craser la
proposition du poids de ses arguments.

Il attaqua donc trŠs violemment les travaux du Gun-Club; il
publia nombre de lettres que les journaux ne se refusŠrent
pas … reproduire.  Il essaya de d‚molir scientifiquement
l'oeuvre de Barbicane.  Une fois la guerre entam‚e, il
appela … son aide des raisons de tout ordre, et, … vrai
dire, trop souvent sp‚cieuses et de mauvais aloi.

D'abord, Barbicane fut trŠs violemment attaqu‚ dans ses
chiffres; Nicholl chercha … prouver par A + B la fausset‚ de
ses formules, et il l'accusa d'ignorer les principes
rudimentaires de la balistique.  Entre autres erreurs, et
suivant ses calculs … lui, Nicholl, il ‚tait absolument
impossible d'imprimer … un corps quelconque une vitesse de
douze mille yards par seconde; il soutint, l'algŠbre … la
main, que, mˆme avec cette vitesse, jamais un projectile
aussi pesant ne franchirait les limites de l'atmosphŠre
terrestre!  Il n'irait seulement pas … huit lieues!  Mieux
encore.  En regardant la vitesse comme acquise, en la tenant
pour suffisante, l'obus ne r‚sisterait pas … la pression des
gaz d‚velopp‚s par l'inflammation de seize cents mille
livres de poudre, et r‚sistƒt-il … cette pression, du moins
il ne supporterait pas une pareille temp‚rature, il fondrait
… sa sortie de la Columbiad et retomberait en pluie
bouillante sur le crƒne des imprudents spectateurs.

Barbicane, … ces attaques, ne sourcilla pas et continua son
oeuvre.

Alors Nicholl prit la question sous d'autres faces; sans
parler de son inutilit‚ … tous les points de vue, il regarda
l'exp‚rience comme fort dangereuse, et pour les citoyens qui
autoriseraient de leur pr‚sence un aussi condamnable
spectacle, et pour les villes voisines de ce d‚plorable
canon; il fit ‚galement remarquer que si le projectile
n'atteignait pas son but, r‚sultat absolument impossible, il
retomberait ‚videmment sur la Terre, et que la chute d'une
pareille masse, multipli‚e par le carr‚ de sa vitesse,
compromettrait singuliŠrement quelque point du globe.  Donc,
en pareille circonstance, et sans porter atteinte aux droits
de citoyens libres, il ‚tait des cas o— l'intervention du
gouvernement devenait n‚cessaire, et il ne fallait pas
engager la s–ret‚ de tous pour le bon plaisir d'un seul.

On voit … quelle exag‚ration se laissait entraŒner le
capitaine Nicholl.  Il ‚tait seul de son opinion.  Aussi
personne ne tint compte de ses malencontreuses proph‚ties. 
On le laissa donc crier … son aise, et jusqu'… s'‚poumoner,
puisque cela lui convenait.  Il se faisait le d‚fenseur
d'une cause perdue d'avance; on l'entendait, mais on ne
l'‚coutait pas, et il n'enleva pas un seul admirateur au
pr‚sident du Gun-Club.  Celui-ci, d'ailleurs, ne prit mˆme
pas la peine de r‚torquer les arguments de son rival.

Nicholl, accul‚ dans ses derniers retranchements, et ne
pouvant mˆme pas payer de sa personne dans sa cause, r‚solut
de payer de son argent.  Il proposa donc publiquement dans
l'_Enquirer_ de Richmond une s‚rie de paris con‡us en ces
termes et suivant une proportion croissante.

Il paria:

1ø Que les fonds n‚cessaires … l'entreprise du Gun-Club ne
seraient pas faits, ci...  1000 dollars

2ø Que l'op‚ration de la fonte d'un canon de neuf cents
pieds ‚tait impraticable et ne r‚ussirait pas,
ci..............    2000 --

3ø Qu'il serait impossible de charger la Columbiad, et que
le pyroxyle prendrait feu de lui-mˆme sous la pression du
projectile, ci......................3000 --

 4ø Que la Columbiad ‚claterait au premier  coup,
ci...............................4000 --

5ø Que le boulet n'irait pas seulement … six milles et
retomberait quelques secondes aprŠs avoir ‚t‚ lanc‚,
si......5000 --

On le voit c'‚tait une somme importante que risquait le
capitaine dans son invincible entˆtement.  Il ne s'agissait
pas moins de quinze mille dollars [Quatre-vingt-un mille
trois cents francs.].

Malgr‚ l'importance du pari, le 19 mai, il re‡ut un pli
cachet‚, d'un laconisme superbe et con‡u en ces termes:

_Baltimore, 18 octobre_.


_Tenu_.

BARBICANE.



XI


FLORIDE ET TEXAS


Cependant, une question restait encore … d‚cider: il fallait
choisir un endroit favorable … l'exp‚rience.  Suivant la
recommandation de l'Observatoire de Cambridge, le tir devait
ˆtre dirig‚ perpendiculairement au plan de l'horizon,
c'est-…-dire vers le z‚nith; or, la Lune ne monte au z‚nith
que dans les lieux situ‚s entre 0ø et 28ø de latitude, en
d'autres termes, sa d‚clinaison n'est que de 28ø [La
d‚clinaison d'un astre est sa latitude dans la sphŠre
c‚leste; l'ascension droite en est la longitude.].  Il
s'agissait donc de d‚terminer exactement le point du globe
o— serait fondue l'immense Columbiad.

Le 20 octobre, le Gun-Club ‚tant r‚uni en s‚ance g‚n‚rale,
Barbicane apporta une magnifique carte des tats-Unis de Z.
Belltropp.  Mais, sans lui laisser le temps de la d‚ployer,
J.-T. Maston avait demand‚ la parole avec sa v‚h‚mence
habituelle, et parl‚ en ces termes:

®Honorables collŠgues, la question qui va se traiter
aujourd'hui a une v‚ritable importance nationale, et elle va
nous fournir l'occasion de faire un grand acte de
patriotisme.¯

Les membres du Gun-Club se regardŠrent sans comprendre o—
l'orateur voulait en venir.

®Aucun de vous, reprit-il, n'a la pens‚e de transiger avec
la gloire de son pays, et s'il est un droit que l'Union
puisse revendiquer, c'est celui de receler dans ses flancs
le formidable canon du Gun-Club.  Or, dans les circonstances
actuelles...¯

®Brave Maston...¯ dit le pr‚sident.

®Permettez-moi de d‚velopper ma pens‚e, reprit l'orateur. 
Dans les circonstances actuelles, nous sommes forc‚s de
choisir un lieu assez rapproch‚ de l'‚quateur, pour que
l'exp‚rience se fasse dans de bonnes conditions...¯

®Si vous voulez bien...¯ dit Barbicane.

®Je demande la libre discussion des id‚es, r‚pliqua le
bouillant J.-T. Maston, et je soutiens que le territoire
duquel s'‚lancera notre glorieux projectile doit appartenir
… l'Union.¯

®Sans doute!¯  r‚pondirent quelques membres.

®Eh bien!  puisque nos frontiŠres ne sont pas assez
‚tendues, puisque au sud l'Oc‚an nous oppose une barriŠre
infranchissable, puisqu'il nous faut chercher au-del… des
tats-Unis et dans un pays limitrophe ce vingt-huitiŠme
parallŠle, c'est l… un _casus belli_ l‚gitime, et je demande
que l'on d‚clare la guerre au Mexique!¯

®Mais non!  mais non!¯  s'‚cria-t-on de toutes parts.

®Non!  r‚pliqua J.-T. Maston.  Voil… un mot que je m'‚tonne
d'entendre dans cette enceinte!¯

®Mais ‚coutez donc!...¯

®Jamais!  jamais!  s'‚cria le fougueux orateur.  T“t ou tard
cette guerre se fera, et je demande qu'elle ‚clate
aujourd'hui mˆme.¯

®Maston, dit Barbicane en faisant d‚tonner son timbre avec
fracas, je vous retire la parole!¯

Maston voulut r‚pliquer, mais quelques-uns de ses collŠgues
parvinrent … le contenir.

®Je conviens, dit Barbicane, que l'exp‚rience ne peut et ne
doit ˆtre tent‚e que sur le sol de l'Union, mais si mon
impatient ami m'e–t laiss‚ parler, s'il e–t jet‚ les yeux
sur une carte, il saurait qu'il est parfaitement inutile de
d‚clarer la guerre … nos voisins, car certaines frontiŠres
des tats-Unis s'‚tendent au-del… du vingt-huitiŠme
parallŠle.  Voyez, nous avons … notre disposition toute la
partie m‚ridionale du Texas et des Florides.¯

L'incident n'eut pas de suite; cependant, ce n‚ fut pas sans
regret que J.-T. Maston se laissa convaincre.  Il fut donc
d‚cid‚ que la Columbiad serait coul‚e, soit dans le sol du
Texas, soit dans celui de la Floride.  Mais cette d‚cision
devait cr‚er une rivalit‚ sans exemple entre les villes de
ces deux tats.

Le vingt-huitiŠme parallŠle, … sa rencontre avec la c“te
am‚ricaine, traverse la p‚ninsule de la Floride et la divise
en deux parties … peu prŠs ‚gales.  Puis, se jetant dans le
golfe du Mexique, il sous-tend l'arc form‚ par les c“tes de
l'Alabama, du Mississippi et de la Louisiane.  Alors,
abordant
le Texas, dont il coupe un angle, il se prolonge … travers
le Mexique, franchit la Sonora, enjambe la vieille
Californie et va se perdre dans les mers du Pacifique.  Il
n'y avait donc que les portions du Texas et de la Floride,
situ‚es au-dessous de ce parallŠle, qui fussent dans les
conditions de latitude recommand‚es par l'Observatoire de
Cambridge.

La Floride, dans sa partie m‚ridionale, ne compte pas de
cit‚s importantes.  Elle est seulement h‚riss‚e de forts
‚lev‚s contre les Indiens errants.  Une seule ville,
Tampa-Town, pouvait r‚clamer en faveur de sa situation et se
pr‚senter avec ses droits.

Au Texas, au contraire, les villes sont plus nombreuses et
plus importantes, Corpus-Christi, dans le county de Nueces,
et toutes les cit‚s situ‚es sur le Rio-Bravo, Laredo,
Comalites, San-Ignacio, dans le Web, Roma, Rio-Grande-City,
dans le Starr, Edinburg, dans l'Hidalgo, Santa-Rita, el
Panda, Brownsville, dans le Cam‚ron, formŠrent une ligue
imposante contre les pr‚tentions de la Floride. 

Aussi, la d‚cision … peine connue, les d‚put‚s texiens et
floridiens arrivŠrent … Baltimore par le plus court; …
partir de ce moment, le pr‚sident Barbicane et les membres
influents du Gun-Club furent assi‚g‚s jour et nuit de
r‚clamations formidables.  Si sept villes de la GrŠce se
disputŠrent l'honneur d'avoir vu naŒtre HomŠre, deux tats
tout entiers mena‡aient d'en venir aux mains … propos d'un
canon. 

On vit alors ces ®frŠres f‚roces¯ se promener en armes dans
les rues de la ville.  A chaque rencontre, quelque conflit
‚tait … craindre, qui aurait eu des cons‚quences
d‚sastreuses.  Heureusement la prudence et l'adresse du
pr‚sident Barbicane conjurŠrent ce danger.  Les
d‚monstrations personnelles trouvŠrent un d‚rivatif dans les
journaux des divers tats.  Ce fut ainsi que le _New York
Herald_ et la _Tribune_ soutinrent le Texas, tandis que le
_Times_ et l'_American Review_ prirent fait et cause pour
les d‚put‚s floridiens.  Les membres du Gun-Club ne savaient
plus auquel entendre.

Le Texas arrivait fiŠrement avec ses vingt-six comt‚s, qu'il
semblait mettre en batterie; mais la Floride r‚pondait que
douze comt‚s ouvaient plus que vingt-six, dans un pays six
fois plus petit.

Le Texas se targuait fort de ses trois cent trente mille
indigŠnes, mais la Floride, moins vaste, se vantait d'ˆtre
plus peupl‚e avec cinquante-six mille.  D'ailleurs elle
accusait le Texas d'avoir une sp‚cialit‚ de fiŠvres
palud‚ennes qui lui co–taient, bon an mal an, plusieurs
milliers d'habitants.  Et elle n'avait pas tort.

A son tour, le Texas r‚pliquait qu'en fait de fiŠvres la
Floride n'avait rien … lui envier, et qu'il ‚tait au moins
imprudent de traiter les autres de pays malsains, quand on
avait l'honneur de poss‚der le ®vomito negro¯ … l'‚tat
chronique.  Et il avait raison.

®D'ailleurs, ajoutaient les Texiens par l'organe du _New
York Herald_, on doit des ‚gards … un tat o— pousse le plus
beau coton de toute l'Am‚rique, un tat qui produit le
meilleur chˆne vert pour la construction des navires, un
tat qui renferme de la houille superbe et des mines de fer
dont le rendement est de cinquante pour cent de minerai
pur.¯

A cela l'_American Review_ r‚pondait que le sol de la
Floride, sans ˆtre aussi riche, offrait de meilleures
conditions pour le moulage et la fonte de la Columbiad, car
il ‚tait compos‚ de sable et de terre argileuse.

®Mais, reprenaient les Texiens, avant de fondre quoi que ce
soit dans un pays, il faut arriver dans ce pays; or, les
communications avec la Floride sont difficiles, tandis que
la c“te du Texas offre la baie de Galveston, qui a quatorze
lieues de tour et qui peut contenir les flottes du monde
entier.

®Bon!  r‚p‚taient les journaux d‚vou‚s aux Floridiens, vous
nous la donnez belle avec votre baie de Galveston situ‚e
au-dessus du vingt-neuviŠme parallŠle.  N'avons-nous pas la
baie d'Espiritu-Santo, ouverte pr‚cis‚ment sur le
vingt-huitiŠme degr‚ de latitude, et par laquelle les
navires arrivent directement … Tampa-Town?¯

®Jolie baie!  r‚pondait le Texas, elle est … demi ensabl‚e!¯

®Ensabl‚s vous-mˆmes!  s'‚criait la Floride.  Ne dirait-on
pas que je suis un pays de sauvages?¯

®Ma foi, les S‚minoles courent encore vos prairies!¯

®Eh bien!  et vos Apaches et vos Comanches sont-ils donc
civilis‚s!¯

La guerre se soutenait ainsi depuis quelques jours, quand la
Floride essaya d'entraŒner son adversaire sur un autre
terrain, et un matin le _Times_ insinua que, l'entreprise
‚tant ®essentiellement am‚ricaine¯, elle ne pouvait ˆtre
tent‚e que sur un territoire ®essentiellement am‚ricain¯!

A ces mots le Texas bondit: ®Am‚ricains!  s'‚cria-t-il, ne
le sommes-nous pas autant que vous?  Le Texas et la Floride
n'ont-ils pas ‚t‚ incorpor‚s tous les deux … l'Union en
1845?¯

®Sans doute, r‚pondit le _Times_, mais nous appartenons aux
Am‚ricains depuis 1820.¯

®Je le crois bien, r‚pliqua la _Tribune_; aprŠs avoir ‚t‚
Espagnols ou Anglais pendant deux cents ans, on vous a
vendus aux tats-Unis pour cinq millions de dollars!¯

®Et qu'importe!  r‚pliquŠrent les Floridiens, devons-nous en
rougir?  En 1803, n'a-t-on pas achet‚ la Louisiane …
Napol‚on au prix de seize millions de dollars
[Quatre-vingt-deux millions de francs.]?¯

®C'est une honte!  s'‚criŠrent alors les d‚put‚s du Texas. 
Un mis‚rable morceau de terre comme la Floride, oser se
comparer au Texas, qui, au lieu de se vendre, s'est fait
ind‚pendant lui-mˆme, qui a chass‚ les Mexicains le 2 mars
1836, qui s'est d‚clar‚ r‚publique f‚d‚rative aprŠs la
victoire remport‚e par Samuel Houston aux bords du
San-Jacinto sur les troupes de Santa-Anna!  Un pays enfin
qui s'est adjoint volontairement aux tats-Unis d'Am‚rique! 

®Parce qu'il avait peur des Mexicains!¯ r‚pondit la Floride.

Peur!  Du jour o— ce mot, vraiment trop vif, fut prononc‚,
la position devint intol‚rable.  On s'attendit … un
‚gorgement des deux partis dans les rues de Baltimore.  On
fut oblig‚ de garder les d‚put‚s … vue.

Le pr‚sident Barbicane ne savait o— donner de la tˆte.  Les
notes, les documents, les lettres grosses de menaces
pleuvaient dans sa maison. Quel parti devait-il prendre?  Au
point de vue de l'appropriation du sol, de la facilit‚ des
communications, de la rapidit‚ des transports, les droits
des deux tats ‚taient v‚ritablement ‚gaux.  Quant aux
personnalit‚s politiques, elles n'avaient que faire dans la
question.

Or, cette h‚sitation, cet embarras durait d‚j… depuis
longtemps, quand Barbicane r‚solut d'en sortir; il r‚unit
ses collŠgues, et la solution qu'il leur proposa fut
profond‚ment sage, comme on va le voir.

®En consid‚rant bien, dit-il, ce qui vient de se passer
entre la Floride et le Texas, il est ‚vident que les mˆmes
difficult‚s se reproduiront entre les villes de l'tat
favoris‚.  La rivalit‚ descendra du genre … l'espŠce, de
l'tat … la Cit‚, et voil… tout.  Or, le Texas possŠde onze
villes dans les conditions voulues, qui se disputeront
l'honneur de l'entreprise et nous cr‚eront de nouveaux
ennuis, tandis que la Floride n'en a qu'une.  Va donc pour
la Floride et pour Tampa-Town!¯

Cette d‚cision, rendue publique, atterra les d‚put‚s du
Texas.  Ils entrŠrent dans une indescriptible fureur et
adressŠrent des provocations nominales aux divers membres du
Gun-Club.  Les magistrats de Baltimore n'eurent plus qu'un
parti … prendre, et ils le prirent.  On fit chauffer un
train
sp‚cial, on y embarqua les Texiens bon gr‚ mal gr‚, et ils
quittŠrent la ville avec une rapidit‚ de trente milles …
l'heure.

Mais, si vite qu'ils fussent emport‚s, ils eurent le temps
de jeter un dernier et mena‡ant sarcasme … leurs
adversaires. 

Faisant allusion au peu de largeur de la Floride, simple
presqu'Œle resserr‚e entre deux mers, ils pr‚tendirent
qu'elle ne r‚sisterait pas … la secousse du tir et qu'elle
sauterait au premier coup de canon.

®Eh bien!  qu'elle saute!¯ r‚pondirent les Floridiens avec
un laconisme digne des temps antiques.




XII


URBI ET ORBI


Les difficult‚s astronomiques, m‚caniques, topographiques
une fois r‚solues, vint la question d'argent.  Il s'agissait
de se procurer une somme ‚norme pour l'ex‚cution du projet. 
Nul particulier, nul tat mˆme n'aurait pu disposer des
millions n‚cessaires.

Le pr‚sident Barbicane prit donc le parti, bien que
l'entreprise f–t am‚ricaine, d'en faire une affaire d'un
int‚rˆt universel et de demander … chaque peuple sa
coop‚ration financiŠre.  C'‚tait … la fois le droit et le
devoir de toute la Terre d'intervenir dans les affaires de
son satellite.  La souscription ouverte dans ce but
s'‚tendit de Baltimore au monde entier, _urbi et orbi_.

Cette souscription devait r‚ussir au-del… de toute
esp‚rance.  Il s'agissait cependant de sommes … donner, non
… prˆter.  L'op‚ration ‚tait purement d‚sint‚ress‚e dans le
sens litt‚ral du mot, et n'offrait aucune chance de
b‚n‚fice.

Mais l'effet de la communication Barbicane ne s'‚tait pas
arrˆt‚ aux frontiŠres des tats-Unis; il avait franchi
l'Atlantique et le Pacifique, envahissant … la fois l'Asie
et l'Europe, l'Afrique et l'Oc‚anie.  Les observatoires de
l'Union se mirent en rapport imm‚diat avec les observatoires
des pays ‚trangers; les uns, ceux de Paris, de P‚tersbourg,
du Cap, de Berlin, d'Altona, de Stockholm, de Varsovie, de
Hambourg, de Bude, de Bologne, de Malte, de Lisbonne, de
B‚narŠs, de Madras, de P‚king, firent parvenir leurs
compliments au Gun-Club;  les autres gardŠrent une prudente
expectative.

Quant … l'observatoire de Greenwich, approuv‚ par les
vingt-deux autres ‚tablissements astronomiques de la
Grande-Bretagne, il fut net; il nia hardiment la possibilit‚
du succŠs, et se rangea aux th‚ories du capitaine Nicholl. 
Aussi, tandis que diverses soci‚t‚s savantes promettaient
d'envoyer des d‚l‚gu‚s … Tampa-Town, le bureau de Greenwich,
r‚uni en s‚ance, passa brutalement … l'ordre du jour sur la
proposition Barbicane.  C'‚tait l… de la belle et bonne
jalousie anglaise.  Pas autre chose.

En somme, l'effet fut excellent dans le monde scientifique,
et de l… il passa parmi les masses, qui, en g‚n‚ral, se
passionnŠrent pour la question.  Fait d'une haute
importance, puisque ces masses allaient ˆtre appel‚es …
souscrire un capital consid‚rable.

Le pr‚sident Barbicane, le 8 octobre, avait lanc‚ un
manifeste empreint d'enthousiasme, et dans lequel il faisait
appel ®… tous les hommes de bonne volont‚ sur la Terre¯.  Ce
document, traduit en toutes langues, r‚ussit beaucoup.

Les souscriptions furent ouvertes dans les principales
villes de l'Union pour se centraliser … la banque de
Baltimore, 9, Baltimore street; puis on souscrivit dans les
diff‚rents tats des deux continents:

A Vienne, chez S.-M. de Rothschild;

A P‚tersbourg, chez Stieglitz et Ce;

A Paris, au Cr‚dit mobilier;

A Stockholm, chez Tottie et Arfuredson;

A Londres, chez N.-M. de Rothschild et fils;

A Turin, chez Ardouin et Ce;

A Berlin, chez Mendelssohn;

A GenŠve, chez Lombard, Odier et Ce;

A Constantinople, … la Banque Ottomane;

A Bruxelles, chez S. Lambert;

A Madrid, chez Daniel Weisweller;

A Amsterdam, au Cr‚dit N‚erlandais;

A Rome, chez Torlonia et Ce;

A Lisbonne, chez Lecesne;

A Copenhague, … la Banque priv‚e;

A Buenos Aires, … la Banque Maua;

A Rio de Janeiro, mˆme maison;

A Montevideo, mˆme maison;

A Valparaiso, chez Thomas La Chambre et Ce;

A Mexico, chez Martin Daran et Ce;

A Lima, chez Thomas La Chambre et Ce.

Trois jours aprŠs le manifeste du pr‚sident Barbicane,
quatre millions de dollars [Vingt et un millions de francs
(21,680,000).] ‚taient vers‚s dans les diff‚rentes villes de
l'Union.  Avec un pareil acompte, le Gun-Club pouvait d‚j…
marcher.

Mais, quelques jours plus tard, les d‚pˆches apprenaient …
l'Am‚rique que les souscriptions ‚trangŠres se couvraient
avec un v‚ritable empressement.  Certains pays se
distinguaient par leur g‚n‚rosit‚; d'autres se desserraient
moins facilement.  Affaire de temp‚rament.   Du reste, les
chiffres sont plus ‚loquents que les paroles, et voici
l'‚tat officiel des sommes qui furent port‚es … l'actif du
Gun-Club, aprŠs souscription close.

La Russie versa pour son contingent l'‚norme somme de trois
cent soixante-huit mille sept cent trente-trois roubles [Un
million quatre cent soixante-quinze mille francs.].  Pour
s'en ‚tonner, il faudrait m‚connaŒtre le go–t scientifique
des Russes et le progrŠs qu'ils impriment aux ‚tudes
astronomiques, grƒce … leurs nombreux observatoires, dont le
principal a co–t‚ deux millions de roubles.

La France commen‡a par rire de la pr‚tention des Am‚ricains. 
La Lune servit de pr‚texte … mille calembours us‚s et … une
vingtaine de vaudevilles, dans lesquels le mauvais go–t le
disputait … l'ignorance. Mais, de mˆme que les Fran‡ais
payŠrent jadis aprŠs avoir chant‚, ils payŠrent, cette fois,
aprŠs avoir ri, et ils souscrivirent pour une somme de douze
cent cinquante-trois mille neuf cent trente francs.  A ce
prix-l…, ils avaient bien le droit de s'‚gayer un peu.

L'Autriche se montra suffisamment g‚n‚reuse au milieu de ses
tracas financiers. Sa part s'‚leva dans la contribution
publique … la somme de deux cent seize mille florins [Cinq
cent vingt mille francs.], qui furent les bienvenus.

Cinquante-deux mille rixdales [Deux cent
quatre-vingt-quatorze mille trois cent vingt francs.], tel
fut l'appoint de la SuŠde et de la NorvŠge.  Le chiffre
‚tait consid‚rable relativement au pays; mais il e–t ‚t‚
certainement plus ‚lev‚, si la souscription avait eu lieu …
Christiania en mˆme temps qu'… Stockholm.  Pour une raison
ou pour une autre, les Norv‚giens n'aiment pas … envoyer
leur argent en SuŠde.

La Prusse, par un envoi de deux cent cinquante mille thalers
[Neuf cent trente-sept mille cinq cents francs.], t‚moigna
de sa haute approbation pour l'entreprise.  Ses diff‚rents
observatoires contribuŠrent avec empressement pour une somme
importante et furent les plus ardents … encourager le
pr‚sident Barbicane.

La Turquie se conduisit g‚n‚reusement; mais elle ‚tait
personnellement int‚ress‚e dans l'affaire; la Lune, en
effet, rŠgle le cours de ses ann‚es et son je–ne du Ramadan. 
Elle ne pouvait faire moins que de donner un million trois
cent soixante-douze mille six cent quarante piastres [Trois
cent quarante-trois mille cent soixante francs.], et elle
les donna avec une ardeur qui d‚non‡ait, cependant, une
certaine pression du gouvernement de la Porte.

La Belgique se distingua entre tous les tats de second
ordre par un don de cinq cent treize mille francs, environ
douze centimes par habitant.

La Hollande et ses colonies s'int‚ressŠrent dans l'op‚ration
pour cent dix mille florins [Deux cent trente-cinq mille
quatre cents francs.], demandant seulement qu'il leur f–t
fait une bonification de cinq pour cent d'escompte,
puisqu'elles payaient comptant.

Le Danemark, un peu restreint dans son territoire, donna
cependant neuf mille ducats fins [Cent dix-sept mille quatre
cent quatorze francs.], ce qui prouve l'amour des Danois
pour les exp‚ditions scientifiques.

La Conf‚d‚ration germanique s'engagea pour trente-quatre
mille deux cent quatre-vingt-cinq florins [Soixante-douze
mille francs.]; on ne pouvait rien lui demander de plus;
d'ailleurs, elle n'e–t pas donn‚ davantage.

Quoique trŠs gˆn‚e, l'Italie trouva deux cent mille lires
dans les poches de ses enfants, mais en les retournant bien. 
Si elle avait eu la V‚n‚tie, elle aurait fait mieux; mais
enfin elle n'avait pas la V‚n‚tie.

Les tats de l'glise ne crurent pas devoir envoyer moins de
sept mille quarante ‚cus romains [Trente-huit mille seize
francs.], et le Portugal poussa son d‚vouement … la science
jusqu'… trente mille cruzades [Cent treize mille deux cents
francs.].

Quant au Mexique, ce fut le denier de la veuve,
quatre-vingt-six piastres fortes [Mille sept cent vingt-sept
francs.]; mais les empires qui se fondent sont toujours un
peu gˆn‚s.

Deux cent cinquante-sept francs, tel fut l'apport modeste de
la Suisse dans l'oeuvre am‚ricaine.  Il faut le dire
franchement, la Suisse ne voyait point le c“t‚ pratique de
l'op‚ration; il ne lui semblait pas que l'action d'envoyer
un boulet dans la Lune f–t de nature … ‚tablir des relations
d'affaires avec l'astre des nuits, et il lui paraissait peu
prudent d'engager ses capitaux dans une entreprise aussi
al‚atoire.  AprŠs tout, la Suisse avait peut-ˆtre raison.

Quant … l'Espagne, il lui fut impossible de r‚unir plus de
cent dix r‚aux [Cinquante-neuf francs quarante-huit
centimes.].  Elle donna pour pr‚texte qu'elle avait ses
chemins de fer … terminer.  La v‚rit‚ est que la science
n'est pas trŠs bien vue dans ce pays-l….  Il est encore un
peu arri‚r‚.  Et puis certains Espagnols, non des moins
instruits, ne se rendaient pas un compte exact de la masse
du projectile compar‚e … celle de la Lune; ils craignaient
qu'il ne vŒnt … d‚ranger son orbite, … la troubler dans son
r“le de satellite et … provoquer sa chute … la surface du
globe terrestre.  Dans ce cas-l…, il valait mieux
s'abstenir.  Ce qu'ils firent, … quelques r‚aux prŠs.

Restait l'Angleterre.  On connaŒt la m‚prisante antipathie
avec laquelle elle accueillit la proposition Barbicane.  Les
Anglais n'ont qu'une seule et mˆme ƒme pour les vingt-cinq
millions d'habitants que renferme la Grande-Bretagne.  Ils
donnŠrent … entendre que l'entreprise du Gun-Club ‚tait
contraire ®au principe de non-intervention¯, et ils ne
souscrivirent mˆme pas pour un farthing.

A cette nouvelle, le Gun-Club se contenta de hausser les
‚paules et revint … sa grande affaire.  Quand l'Am‚rique du
Sud, c'est-…-dire le P‚rou, le Chili, le Br‚sil, les
provinces de la Plata, la Colombie, eurent pour leur
quote-part vers‚ entre ses mains la somme de trois cent
mille dollars [Un million six cent vingt-six mille francs.],
il se trouva … la tˆte d'un capital consid‚rable, dont voici
le d‚compte: 

 Souscription des tats-Unis.... 4,000,000 dollars

 Souscriptions ‚trangŠres....... 1,446,675 dollars

 Total.......................... 5,446,675 dollars


C'‚tait donc cinq millions quatre cent quarante-six mille
six cent soixante-quinze dollars [Vingt-neuf millions cinq
cent vingt mille neuf cent quatre-vingt-trois francs
quarante centimes.] que le public versait dans la caisse du
Gun-Club.

Que personne ne soit surpris de l'importance de la somme. 
Les travaux de la fonte, du forage, de la ma‡onnerie, le
transport des ouvriers, leur installation dans un pays
presque inhabit‚, les constructions de fours et de
bƒtiments, l'outillage des usines, la poudre, le projectile,
les faux frais, devaient, suivant les devis, l'absorber …
peu prŠs tout entiŠre.  Certains coups de canon de la guerre
f‚d‚rale sont revenus … mille dollars; celui du pr‚sident
Barbicane, unique dans les fastes de l'artillerie, pouvait
bien co–ter cinq mille fois plus.

Le 20 octobre, un trait‚ fut conclu avec l'usine de
Goldspring, prŠs New York, qui, pendant la guerre, avait
fourni … Parrott ses meilleurs canons de fonte.

Il fut stipul‚, entre les parties contractantes, que l'usine
de Goldspring s'engageait … transporter … Tampa-Town, dans
la Floride m‚ridionale, le mat‚riel n‚cessaire pour la fonte
de la Columbiad. Cette op‚ration devait ˆtre termin‚e, au
plus tard, le 15 octobre prochain, et le canon livr‚ en bon
‚tat, sous peine d'une indemnit‚ de cent dollars [Cinq cent
quarante-deux francs.] par jour jusqu'au moment o— la Lune
se pr‚senterait dans les mˆmes conditions, c'est-…-dire dans
dix-huit ans et onze jours.  L'engagement des ouvriers, leur
paie, les am‚nagements n‚cessaires incombaient … la
compagnie du Goldspring.

Ce trait‚, fait double et de bonne foi, fut sign‚ par I.
Barbicane, pr‚sident du Gun-Club, et J. Murchison, directeur
de l'usine de Goldspring, qui approuvŠrent l'‚criture de
part et d'autre.




XIII


STONE'S-HILL


Depuis le choix fait par les membres du Gun-Club au
d‚triment du Texas, chacun en Am‚rique, o— tout le monde
sait lire, se fit un devoir d'‚tudier la g‚ographie de la
Floride.  Jamais les libraires ne vendirent tant de
_Bartram's travel in Florida_, de _Roman's natural history
of East and West Florida_, de _William's territory of
Florida_, de _Cleland on the culture of the Sugar-Cane in
East Florida_.  Il fallut imprimer de nouvelles ‚ditions. 
C'‚tait une fureur.

Barbicane avait mieux … faire qu'… lire; il voulait voir de
ses propres yeux et marquer l'emplacement de la Columbiad. 
Aussi, sans perdre un instant, il mit … la disposition de
l'Observatoire de Cambridge les fonds n‚cessaires … la
construction d'un t‚lescope, et traita avec la maison
Breadwill and Co. d'Albany, pour la confection du projectile
en aluminium; puis il quitta Baltimore, accompagn‚ de J.-T.
Maston, du major Elphiston et du directeur de l'usine de
Goldspring.

Le lendemain, les quatre compagnons de route arrivŠrent … La
Nouvelle-Orl‚ans.  L… ils s'embarquŠrent imm‚diatement sur
le _Tampico_, aviso de la marine f‚d‚rale, que le
gouvernement mettait … leur disposition, et, les feux ‚tant
pouss‚s, les rivages de la Louisiane disparurent bient“t …
leurs yeux.


La travers‚e ne fut pas longue; deux jours aprŠs son d‚part,
le _Tampico_, ayant franchi quatre cent quatre-vingts milles
[Environ deux cents lieues.], eut connaissance de la c“te
floridienne.  En approchant, Barbicane se vit en pr‚sence
d'une terre basse, plate, d'un aspect assez infertile. 
AprŠs avoir rang‚ une suite d'anses riches en huŒtres et en
homards, le _Tampico_ donna dans la baie d'Espiritu-Santo.

Cette baie se divise en deux rades allong‚es, la rade de
Tampa et la rade d'Hillisboro, dont le steamer franchit
bient“t le goulet.  Peu de temps aprŠs, le fort Brooke
dessina ses batteries rasantes au-dessus des flots, et la
ville de Tampa apparut, n‚gligemment couch‚e au fond du
petit port naturel form‚ par l'embouchure de la riviŠre
Hillisboro.

Ce fut l… que le _Tampico_ mouilla, le 22 octobre, … sept
heures du soir; les quatre passagers d‚barquŠrent
imm‚diatement.

Barbicane sentit son coeur battre avec violence lorsqu'il
foula le sol floridien; il semblait le tƒter du pied, comme
fait un architecte d'une maison dont il ‚prouve la solidit‚. 
J.-T. Maston grattait la terre du bout de son crochet. 

®Messieurs, dit alors Barbicane, nous n'avons pas de temps …
perdre, et dŠs demain nous monterons … cheval pour
reconnaŒtre le pays.¯

Au moment o— Barbicane avait atterri, les trois mille
habitants de Tampa-Town s'‚taient port‚s … sa rencontre,
honneur bien d– au pr‚sident du Gun-Club qui les avait
favoris‚s de son choix.  Ils le re‡urent au milieu
d'acclamations formidables; mais Barbicane se d‚roba … toute
ovation, gagna une chambre de l'h“tel Franklin et ne voulut
recevoir personne.  Le m‚tier d'homme c‚lŠbre ne lui allait
d‚cid‚ment pas.

Le lendemain, 23 octobre, de petits chevaux de race
espagnole, pleins de vigueur et de feu, piaffaient sous ses
fenˆtres.  Mais, au lieu de quatre, il y en avait cinquante,
avec leurs cavaliers.  Barbicane descendit, accompagn‚ de
ses trois compagnons, et s'‚tonna tout d'abord de se trouver
au milieu d'une pareille cavalcade.  Il remarqua en outre
que chaque cavalier portait une carabine en bandouliŠre et
des pistolets dans ses fontes.  La raison d'un tel
d‚ploiement de forces lui fut aussit“t donn‚e par un jeune
Floridien, qui lui dit:

®Monsieur, il y a les S‚minoles.¯

®Quels S‚minoles?¯

®Des sauvages qui courent les prairies, et il nous a paru
prudent de vous faire escorte.¯

®Peuh!¯  fit J.-T. Maston en escaladant sa monture.

®Enfin, reprit le Floridien, c'est plus s–r.¯

®Messieurs, r‚pondit Barbicane, je vous remercie de votre
attention, et maintenant, en route!¯

La petite troupe s'‚branla aussit“t et disparut dans un
nuage de poussiŠre.  Il ‚tait cinq heures du matin; le
soleil resplendissait d‚j… et le thermomŠtre marquait 84ø
[Du thermomŠtre Fahrenheit.  Cela fait 28 degr‚s
centigrades.]; mais de fraŒches brises de mer mod‚raient
cette excessive temp‚rature. 

Barbicane, en quittant Tampa-Town, descendit vers le sud et
suivit la c“te, de maniŠre … gagner le creek [Petit cours
d'eau.] d'Alifia.  Cette petite riviŠre se jette dans la
baie Hillisboro, … douze milles au-dessous de Tampa-Town. 
Barbicane et son escorte c“toyŠrent sa rive droite en
remontant vers l'est.  Bient“t les flots de la baie
disparurent derriŠre un pli de terrain, et la campagne
floridienne s'offrit seule aux regards.

La Floride se divise en deux parties: l'une au nord, plus
populeuse, moins abandonn‚e, a Tallahassee pour capitale et
Pensacola, l'un des principaux arsenaux maritimes des
tats-Unis; l'autre, press‚e entre l'Atlantique et le golfe
du Mexique, qui l'‚treignent de leurs eaux, n'est qu'une
mince presqu'Œle rong‚e par le courant du Gulf-Stream,
pointe de terre perdue au milieu d'un petit archipel, et que
doublent incessamment les nombreux navires du canal de
Bahama.  C'est la sentinelle avanc‚e du golfe des grandes
tempˆtes.  La superficie de cet tat est de trente-huit
millions trente-trois mille deux cent soixante-sept acres
[Quinze millions trois cent soixante-cinq mille quatre cent
quarante hectares.], parmi lesquels il fallait en choisir un
situ‚ en de‡… du vingt-huitiŠme parallŠle et convenable …
l'entreprise; aussi Barbicane, en chevauchant, examinait
attentivement la configuration du sol et sa distribution
particuliŠre.

La Floride, d‚couverte par Juan Ponce de Leon, en 1512, le
jour des Rameaux, fut d'abord nomm‚e Pƒques-Fleuries.  Elle
m‚ritait peu cette appellation charmante sur ses c“tes
arides et br–l‚es.  Mais, … quelques milles du rivage, la
nature du terrain changea peu … peu, et le pays se montra
digne de son nom; le sol ‚tait entrecoup‚ d'un r‚seau de
creeks, de rios, de cours d'eau, d'‚tangs, de petits lacs;
on se serait cru dans la Hollande ou la Guyane; mais la
campagne s'‚leva sensiblement et montra bient“t ses plaines
cultiv‚es, o— r‚ussissaient toutes les productions v‚g‚tales
du Nord et du Midi, ses champs immenses dont le soleil des
tropiques et les eaux conserv‚es dans l'argile du sol
faisaient tous les frais de culture, puis enfin ses prairies
d'ananas, d'ignames, de tabac, de riz, de coton et de canne
… sucre, qui s'‚tendaient … perte de vue, en ‚talant leurs
richesses avec une insouciante prodigalit‚. 

Barbicane parut trŠs satisfait de constater l'‚l‚vation
progressive du terrain, et, lorsque J.-T. Maston
l'interrogea … ce sujet:

®Mon digne ami, lui r‚pondit-il, nous avons un int‚rˆt de
premier ordre … couler notre Columbiad dans les hautes
terres.¯

®Pour ˆtre plus prŠs de la Lune?¯  s'‚cria le secr‚taire du
Gun-Club.

®Non!  r‚pondit Barbicane en souriant.  Qu'importent
quelques toises de plus ou de moins?  Non, mais au milieu de
terrains ‚lev‚s, nos travaux marcheront plus facilement;
nous n'aurons pas … lutter avec les eaux, ce qui nous
‚vitera des tubages longs et co–teux, et c'est   consid‚rer,
lorsqu'il s'agit de forer un puits de neuf cents pieds de
profondeur.¯

®Vous avez raison, dit alors l'ing‚nieur Murchison; il faut,
autant que possible, ‚viter les cours d'eau pendant le
forage; mais si nous rencontrons des sources, qu'… cela ne
tienne, nous les ‚puiserons avec nos machines, ou nous les
d‚tournerons.  Il ne s'agit pas ici d'un puits art‚sien [On
a mis neuf ans … forer le puits de Grenelle; il a cinq cent
quarante-sept mŠtres de profondeur.], ‚troit et obscur, o—
le taraud, la douille, la sonde, en un mot tous les outils
du foreur, travaillent en aveugles.  Non.  Nous op‚rerons …
ciel ouvert, au grand jour, la pioche ou le pic … la main,
et, la mine aidant, nous irons rapidement en besogne.¯

®Cependant, reprit Barbicane, si par l'‚l‚vation du sol ou
sa nature nous pouvons ‚viter une lutte avec les eaux
souterraines, le travail en sera plus rapide et plus
parfait; cherchons donc … ouvrir notre tranch‚e dans un
terrain situ‚ … quelques centaines de toises au-dessus du
niveau de la mer.¯

®Vous avez raison, monsieur Barbicane, et, si je ne me
trompe, nous trouverons avant peu un emplacement
convenable.¯

®Ah!  je voudrais ˆtre au premier coup de pioche,¯ dit le
pr‚sident.

®Et moi au dernier!¯  s'‚cria J.-T. Maston.

®Nous y arriverons, messieurs, r‚pondit l'ing‚nieur, et,
croyez-moi, la compagnie du Goldspring n'aura pas … vous
payer d'indemnit‚ de retard.¯

®Par sainte Barbe!  vous aurez raison!  r‚pliqua J.-T.
Maston; cent dollars par jour jusqu'… ce que la Lune se
repr‚sente dans les mˆmes conditions, c'est-…-dire pendant
dix-huit ans et onze jours,  savez-vous bien que cela ferait
six cent cinquante-huit mille cent dollars [Trois millions
cinq cent soixante-six mille neuf cent deux francs.]?¯

®Non, monsieur, nous ne le savons pas, r‚pondit l'ing‚nieur,
et nous n'aurons pas besoin de l'apprendre.¯

Vers dix heures du matin.  la petite troupe avait franchi
une douzaine de milles; aux campagnes fertiles succ‚dait
alors la r‚gion des forˆts.  L…, croissaient les essences
les plus vari‚es avec une profusion tropicale.  Ces forˆts
presque imp‚n‚trables ‚taient faites de grenadiers,
d'orangers, de citronniers, de figuiers, d'oliviers,
d'abricotiers, de bananiers, de grands ceps de vigne, dont
les fruits et les fleurs rivalisaient de couleurs et de
parfums.  A l'ombre odorante de ces arbres magnifiques
chantait et volait tout un monde d'oiseaux aux brillantes
couleurs, au milieu desquels on distinguait plus
particuliŠrement des crabiers, dont le nid devait ˆtre un
‚crin, pour ˆtre digne de ces bijoux emplum‚s.

J.-T. Maston et le major ne pouvaient se trouver en pr‚sence
de cette opulente nature sans en admirer les splendides
beaut‚s.  Mais le pr‚sident Barbicane, peu sensible … ces
merveilles, avait hƒte d'aller en avant; ce pays si fertile
lui d‚plaisait par sa fertilit‚ mˆme; sans ˆtre autrement
hydroscope, il sentait l'eau sous ses pas et cherchait, mais
en vain, les signes d'une incontestable aridit‚.

Cependant on avan‡ait; il fallut passer … gu‚ plusieurs
riviŠres, et non sans quelque danger, car elles ‚taient
infest‚es de ca‹mans longs de quinze … dix-huit pieds. 
J.-T. Maston les mena‡a hardiment de son redoutable crochet,
mais il ne parvint … effrayer que les p‚licans, les
sarcelles, les pha‚tons, sauvages habitants de ces rives,
tandis que de grands flamants rouges le regardaient d'un air
stupide.

Enfin ces h“tes des pays humides disparurent … leur tour;
les arbres moins gros s'‚parpillŠrent dans les bois moins
‚pais; quelques groupes isol‚s se d‚tachŠrent au milieu de
plaines infinies o— passaient des troupeaux de daims
effarouch‚s.

Enfin!  s'‚cria Barbicane en se dressant sur ses ‚triers,
voici la r‚gion des pins!¯

®Et celle des sauvages¯, r‚pondit le major.

En effet, quelques S‚minoles apparaissaient … l'horizon; ils
s'agitaient, ils couraient de l'un … l'autre sur leurs
chevaux rapides, brandissant de longues lances ou
d‚chargeant leurs fusils … d‚tonation sourde; d'ailleurs ils
se bornŠrent … ces d‚monstrations hostiles, sans inqui‚ter
Barbicane et ses compagnons.

Ceux-ci occupaient alors le milieu d'une plaine rocailleuse,
vaste espace d‚couvert d'une ‚tendue de plusieurs acres, que
le soleil inondait de rayons br–lants.  Elle ‚tait form‚e
par une large extumescence du terrain, qui semblait offrir
aux membres du Gun-Club toutes les conditions requises pour
l'‚tablissement de leur Columbiad.

®Halte!  dit Barbicane en s'arrˆtant.  Cet endroit a-t-il un
nom dans le pays?¯

®Il s'appelle Stone's-Hill [Colline de pierres.]¯, r‚pondit
un des Floridiens.

Barbicane, sans mot dire, mit pied … terre, prit ses
instruments et commen‡a … relever sa position avec une
extrˆme pr‚cision; la petite troupe, rang‚e autour de lui,
l'examinait en gardant un profond silence.

En ce moment le soleil passait au m‚ridien.  Barbicane,
aprŠs quelques instants, chiffra rapidement le r‚sultat de
ses observations et dit: 

®Cet emplacement est situ‚ … trois cents toises au-dessus du
niveau de la mer par 27ø7' de latitude et 5ø7' de longitude
ouest [Au m‚ridien de Washington.  La diff‚rence avec le
m‚ridien de Paris est de 79ø22'. Cette longitude est donc en
mesure fran‡aise 83ø25'.]; il me paraŒt offrir par sa nature
aride et rocailleuse toutes les conditions  favorables …
l'exp‚rience; c'est donc dans cette plaine que s'‚lŠveront
nos magasins, nos ateliers, nos fourneaux, les huttes de nos
ouvriers, et c'est d'ici, d'ici mˆme, r‚p‚ta-t-il en
frappant du pied le sommet de Stone's-Hill, que notre
projectile s'envolera vers les espaces du monde solaire!¯




XIV


PIOCHE ET TRUELLE


Le soir mˆme, Barbicane et ses compagnons rentraient …
Tampa-Town, et l'ing‚nieur Murchison se r‚embarquait sur le
_Tampico_ pour La Nouvelle-Orl‚ans.  Il devait embaucher une
arm‚e d'ouvriers et ramener la plus grande partie du
mat‚riel.  Les membres du Gun-Club demeurŠrent … Tampa-Town,
afin d'organiser les premiers travaux en s'aidant des gens
du pays.

Huit jours aprŠs son d‚part, le _Tampico_ revenait dans la
baie d'Espiritu-Santo avec une flottille de bateaux …
vapeur.  Murchison avait r‚uni quinze cents travailleurs. 
Aux mauvais jours de l'esclavage, il e–t perdu son temps et
ses peines.  Mais depuis que l'Am‚rique, la terre de la
libert‚, ne comptait plus que des hommes libres dans son
sein, ceux-ci accouraient partout o— les appelait une
main-d'oeuvre largement r‚tribu‚e.  Or, l'argent ne manquait
pas au Gun-Club; il offrait … ses hommes une haute paie,
avec gratifications consid‚rables et proportionnelles. 
L'ouvrier embauch‚ pour la Floride pouvait compter, aprŠs
l'achŠvement des travaux, sur un capital d‚pos‚ en son nom …
la banque de Baltimore.  Murchison n'eut donc que l'embarras
du choix, et il put se montrer s‚vŠre sur l'intelligence et
l'habilet‚ de ses travailleurs.  On est autoris‚ … croire
qu'il enr“la dans sa laborieuse l‚gion l'‚lite des
m‚caniciens, des chauffeurs, des fondeurs, des
chaufourniers, des mineurs, des briquetiers et des
manoeuvres de tout genre, noirs ou blancs, sans distinction
de couleur.  Beaucoup d'entre eux emmenaient leur famille. 
C'‚tait une v‚ritable ‚migration.

Le 31 octobre, … dix heures du matin, cette troupe d‚barqua
sur les quais de Tampa-Town; on comprend le mouvement et
l'activit‚ qui r‚gnŠrent dans cette petite ville dont on
doublait en un jour la population.  En effet, Tampa-Town
devait gagner ‚norm‚ment … cette initiative du Gun-Club, non
par le nombre des ouvriers, qui furent dirig‚s imm‚diatement
sur Stone's-Hill, mais grƒce … cette affluence de curieux
qui convergŠrent peu … peu de tous les points du globe vers
la presqu'Œle floridienne.

Pendant les premiers jours, on s'occupa de d‚charger
l'outillage apport‚ par la flottille, les machines, les
vivres, ainsi qu'un assez grand nombre de maisons de t“les
faites de piŠces d‚mont‚es et num‚rot‚es.  En mˆme temps,
Barbicane plantait les premiers jalons d'un railway long de
quinze milles et destin‚ … relier Stone's-Hill … Tampa-Town.

On sait dans quelles conditions se fait le chemin de fer
am‚ricain; capricieux dans ses d‚tours, hardi dans ses
pentes, m‚prisant les garde-fous et les ouvrages d'art,
escaladant les collines, d‚gringolant les vall‚es, le
rail-road court en aveugle et sans souci de la ligne droite;
il n'est pas co–teux, il n'est point gˆnant; seulement, on y
d‚raille et l'on y saute en toute libert‚.  Le chemin de
Tampa-Town … Stone's-Hill ne fut qu'une simple bagatelle, et
ne demanda ni grand temps ni grand argent pour s'‚tablir.

Du reste, Barbicane ‚tait l'ƒme de ce monde accouru … sa
voix; il l'animait, il lui communiquait son souffle, son
enthousiasme, sa conviction; il se trouvait en tous lieux,
comme s'il e–t ‚t‚ dou‚ du don d'ubiquit‚ et toujours suivi
de J.-T. Maston, sa mouche bourdonnante.  Son esprit
pratique s'ing‚niait … mille inventions. Avec lui point
d'obstacles, nulle difficult‚, jamais d'embarras; il ‚tait
mineur, ma‡on, m‚canicien autant qu'artilleur, ayant des
r‚ponses pour toutes les demandes et des solutions pour tous
les problŠmes.  Il correspondait activement avec le Gun-Club
ou l'usine de Goldspring, et jour et nuit, les feux allum‚s,
la vapeur maintenue en pression, le _Tampico_ attendait ses
ordres dans la rade d'Hillisboro.

Barbicane, le 1er novembre, quitta Tampa-Town avec un
d‚tachement de travailleurs, et dŠs le lendemain une ville
de maisons m‚caniques s'‚leva autour de Stone's-Hill; on
l'entoura de palissades, et … son mouvement, … son ardeur,
on l'e–t bient“t prise pour une des grandes cit‚s de
l'Union.  La vie y fut r‚gl‚e disciplinairement, et les
travaux commencŠrent dans un ordre parfait.

Des sondages soigneusement pratiqu‚s avaient permis de
reconnaŒtre la nature du terrain, et le creusement put ˆtre
entrepris dŠs le 4 novembre.  Ce jour-l…, Barbicane r‚unit
ses chefs d'atelier et leur dit:

®Vous savez tous, mes amis, pourquoi je vous ai r‚unis dans
cette partie sauvage de la Floride.  Il s'agit de couler un
canon mesurant neuf pieds de diamŠtre int‚rieur, six pieds
d'‚paisseur … ses parois et dix-neuf pieds et demi … son
revˆtement de pierre; c'est donc au total un puits large de
soixante pieds qu'il faut creuser … une profondeur de neuf
cents.  Cet ouvrage consid‚rable doit ˆtre termin‚ en huit
mois; or, vous avez deux millions cinq cent quarante-trois
mille quatre cents pieds cubes de terrain … extraire en deux
cent cinquante-cinq jours, soit, en chiffres ronds, dix
mille pieds cubes par jour.  Ce qui n'offrirait aucune
difficult‚ pour mille ouvriers travaillant … coud‚es
franches sera plus p‚nible dans un espace relativement
restreint.  N‚anmoins, puisque ce travail doit se faire, il
se fera, et je compte sur votre courage autant que sur votre
habilet‚.¯

A huit heures du matin, le premier coup de pioche fut donn‚
dans le sol floridien, et depuis ce moment ce vaillant outil
ne resta plus oisif un seul instant dans la main des
mineurs.  Les ouvriers se relayaient par quart de journ‚e.

D'ailleurs, quelque colossale que f–t l'op‚ration, elle ne
d‚passait point la limite des forces humaines.  Loin de l…. 
Que de travaux d'une difficult‚ plus r‚elle et dans lesquels
les ‚l‚ments durent ˆtre directement combattus, qui furent
men‚s … bonne fin!  Et, pour ne parler que d'ouvrages
semblables, il suffira de citer ce _Puits du PŠre Joseph_,
construit auprŠs du Caire par le sultan Saladin, … une
‚poque o— les machines n'‚taient pas encore venues centupler
la force de l'homme, et qui descend au niveau mˆme du Nil, …
une profondeur de trois cents pieds!  Et cet autre puits
creus‚ … Coblentz par le margrave Jean de Bade jusqu'… six
cents pieds dans le sol!  Eh bien! de quoi s'agissait-il, en
somme?  De tripler cette profondeur et sur une largeur
d‚cuple, ce qui rendrait le forage plus facile!  Aussi il
n'‚tait pas un contremaŒtre, pas un ouvrier qui doutƒt du
succŠs de l'op‚ration.

Une d‚cision importante, prise par l'ing‚nieur Murchison,
d'accord avec le pr‚sident Barbicane, vint encore permettre
d'acc‚l‚rer la marche des travaux.  Un article du trait‚
portait que la Columbiad serait frett‚e avec des cercles de
fer forg‚ plac‚s … chaud.  Luxe de pr‚cautions inutiles, car
l'engin pouvait ‚videmment se passer de ces anneaux
compresseurs.  On renon‡a donc … cette clause. 

De l… une grande ‚conomie de temps, car on put alors
employer ce nouveau systŠme de creusement adopt‚ maintenant
dans la construction des puits, par lequel la ma‡onnerie se
fait en mˆme temps que le forage.  Grƒce … ce proc‚d‚ trŠs
simple, il n'est plus n‚cessaire d'‚tayer les terres au
moyen d'‚tr‚sillons; la muraille les contient avec une
in‚branlable puissance et descend d'elle-mˆme par son propre
poids.

Cette manoeuvre ne devait commencer qu'au moment o— la
pioche aurait atteint la partie solide du sol.

Le 4 novembre, cinquante ouvriers creusŠrent au centre mˆme
de l'enceinte palissad‚e, c'est-…-dire … la partie
sup‚rieure de Stone's-Hill, un trou circulaire large de
soixante pieds. 

La pioche rencontra d'abord une sorte de terreau noir, ‚pais
de six pouces, dont elle eut facilement raison.  A ce
terreau succ‚dŠrent deux pieds d'un sable fin qui fut
soigneusement retir‚, car il devait servir … la confection
du moule int‚rieur. 

AprŠs ce sable apparut une argile blanche assez compacte,
semblable … la marne d'Angleterre, et qui s'‚tageait sur une
‚paisseur de quatre pieds.

Puis le fer des pics ‚tincela sur la couche dure du sol, sur
une espŠce de roche form‚e de coquillages p‚trifi‚s, trŠs
sŠche, trŠs solide, et que les outils ne devaient plus
quitter.  A ce point, le trou pr‚sentait une profondeur de
six pieds et demi, et les travaux de ma‡onnerie furent
commenc‚s.

Au fond de cette excavation, on construisit un ®rouet¯ en
bois de chˆne, sorte de disque fortement boulonn‚ et d'une
solidit‚ … toute ‚preuve; il ‚tait perc‚ … son centre d'un
trou offrant un diamŠtre ‚gal au diamŠtre ext‚rieur da la
Columbiad.  Ce fut sur ce rouet que reposŠrent les premiŠres
assises de la ma‡onnerie, dont le ciment hydraulique
enchaŒnait les pierres avec une inflexible t‚nacit‚.  Les
ouvriers, aprŠs avoir ma‡onn‚ de la circonf‚rence au centre,
se trouvaient renferm‚s dans un puits large de vingt et un
pieds.

Lorsque cet ouvrage fut achev‚, les mineurs reprirent le pic
et la pioche, et ils entamŠrent la roche sous le rouet mˆme,
en ayant soin de le supporter au fur et … mesure sur des
®tins¯ [Sorte de chevalets.] d'une extrˆme solidit‚; toutes
les fois que le trou avait gagn‚ deux pieds en profondeur,
on retirait successivement ces tins; le rouet s'abaissait
peu … peu, et avec lui le massif annulaire de ma‡onnerie, …
la couche sup‚rieure duquel les ma‡ons travaillaient
incessamment, tout en r‚servant des ®‚vents¯, qui devaient
permettre aux gaz de s'‚chapper pendant l'op‚ration de la
fonte.

Ce genre de travail exigeait de la part des ouvriers une
habilet‚ extrˆme et une attention de tous les instants; plus
d'un, en creusant sous le rouet, fut bless‚ dangereusement
par les ‚clats de pierre, et mˆme mortellement; mais
l'ardeur ne se ralentit pas une seule minute, et jour et
nuit: le jour, aux rayons d'un soleil qui versait, quelques
mois plus tard, quatre-vingt-dix-neuf degr‚s [Quarante
degr‚s centigrades.] de chaleur … ces plaines calcin‚es; la
nuit, sous les blanches nappes de la lumiŠre ‚lectrique, le
bruit des pics sur la roche, la d‚tonation des mines, le
grincement des machines, le tourbillon des fum‚es ‚parses
dans les airs tracŠrent autour de Stone's-Hill un cercle
d'‚pouvante que les troupeaux de bisons ou les d‚tachements
de S‚minoles n'osaient plus franchir.

Cependant les travaux avan‡aient r‚guliŠrement; des grues …
vapeur activaient l'enlŠvement des mat‚riaux; d'obstacles
inattendus il fut peu question, mais seulement de
difficult‚s pr‚vues, et l'on s'en tirait avec habilet‚.

Le premier mois ‚coul‚, le puits avait atteint la profondeur
assign‚e pour ce laps de temps, soit cent douze pieds.  En
d‚cembre, cette profondeur fut doubl‚e, et tripl‚e en
janvier.  Pendant le mois de f‚vrier, les travailleurs
eurent … lutter contre une nappe d'eau qui se fit jour …
travers l'‚corce terrestre.  Il fallut employer des pompes
puissantes et des appareils … air comprim‚ pour l'‚puiser
afin de b‚tonner l'orifice des sources, comme on aveugle une
voie d'eau … bord d'un navire.  Enfin on eut raison de ces
courants malencontreux. Seulement, par suite de la mobilit‚
du terrain, le rouet c‚da en partie, et il y eut un
d‚bordement partiel.  Que l'on juge de l'‚pouvantable
pouss‚e de ce disque de ma‡onnerie haut de soixante-quinze
toises!  Cet accident co–ta la vie … plusieurs ouvriers.

Trois semaines durent ˆtre employ‚es … ‚tayer le revˆtement
de pierre, … le reprendre en sous-oeuvre et … r‚tablir le
rouet dans ses conditions premiŠres de solidit‚.  Mais,
grƒce … l'habilet‚ de l'ing‚nieur, … la puissance des
machines employ‚es, l'‚difice, un instant compromis,
retrouva son aplomb, et le forage continua.

Aucun incident nouveau n'arrˆta d‚sormais la marche de
l'op‚ration, et le 10 juin, vingt jours avant l'expiration
des d‚lais fix‚s par Barbicane, le puits, entiŠrement revˆtu
de son parement de pierres, avait atteint la profondeur de
neuf cents pieds.  Au fond, la ma‡onnerie reposait sur un
cube massif mesurant trente pieds d'‚paisseur, tandis qu'…
sa partie sup‚rieure elle venait affleurer le sol.

Le pr‚sident Barbicane et les membres du Gun-Club
f‚licitŠrent chaudement l'ing‚nieur Murchison; son travail
cyclop‚en s'‚tait accompli dans des conditions
extraordinaires de rapidit‚.

Pendant ces huit mois, Barbicane ne quitta pas un instant
Stone's-Hill; tout en suivant de prŠs les op‚rations du
forage, il s'inqui‚tait incessamment du bien-ˆtre et de la
sant‚ de ses travailleurs, et il fut assez heureux pour
‚viter ces ‚pid‚mies communes aux grandes agglom‚rations
d'hommes et si d‚sastreuses dans ces r‚gions du globe
expos‚es … toutes les influences tropicales.

Plusieurs ouvriers, il est vrai, payŠrent de leur vie les
imprudences inh‚rentes … ces dangereux travaux; mais ces
d‚plorables malheurs sont impossibles … ‚viter, et ce sont
des d‚tails dont les Am‚ricains se pr‚occupent assez peu. 
Ils ont plus souci de l'humanit‚ en g‚n‚ral que de
l'individu en particulier.  Cependant Barbicane professait
les principes contraires, et il les appliquait en toute
occasion.  Aussi, grƒce … ses soins, … son intelligence, …
son utile intervention dans les cas difficiles, … sa
prodigieuse et humaine sagacit‚, la moyenne des catastrophes
ne d‚passa pas celle des pays d'outre-mer cit‚s pour leur
luxe de pr‚cautions, entre autres la France, o— l'on compte
environ un accident sur deux cent mille francs de travaux.



XV

LA FETE DE LA FONTE


Pendant les huit mois qui furent employ‚s … l'op‚ration du
forage, les travaux pr‚paratoires de la fonte avaient ‚t‚
conduits simultan‚ment avec une extrˆme rapidit‚; un
‚tranger, arrivant … Stone's-Hill, e–t ‚t‚ fort surpris du
spectacle offert … ses regards.

A six cents yards du puits, et circulairement dispos‚s
autour de ce point central, s'‚levaient douze cents fours …
r‚verbŠre, larges de six pieds chacun et s‚par‚s l'un de
l'autre par un intervalle d'une demi-toise.  La ligne
d‚velopp‚e par ces douze cents fours offrait une longueur de
deux milles [Trois mille six cents mŠtres environ.].  Tous
‚taient construits sur le mˆme modŠle avec leur haute
chemin‚e quadrangulaire, et ils produisaient le plus
singulier effet.  J.-T. Maston trouvait superbe cette
disposition architecturale.  Cela lui rappelait les
monuments de Washington.  Pour lui, il n'existait rien de
plus beau, mˆme en GrŠce, ®o— d'ailleurs, disait-il, il
n'avait jamais ‚t‚¯.

On se rappelle que, dans sa troisiŠme s‚ance, le Comit‚ se
d‚cida … employer la fonte de fer pour la Columbiad, et
sp‚cialement la fonte grise.  Ce m‚tal est, en effet, plus
tenace, plus ductile, plus doux, facilement al‚sable, propre
… toutes les op‚rations de moulage, et, trait‚ au charbon de
terre, il est d'une qualit‚ sup‚rieure pour les piŠces de
grande r‚sistance, telles que canons, cylindres de machines
… vapeur, presses hydrauliques, etc.

Mais la fonte, si elle n'a subi qu'une seule fusion, est
rarement assez homogŠne, et c'est au moyen d'une deuxiŠme
fusion qu'on l'‚pure, qu'on la raffine, en la d‚barrassant
de ses derniers d‚p“ts terreux.

Aussi, avant d'ˆtre exp‚di‚ … Tampa-Town, le minerai de fer,
trait‚ dans les hauts fourneaux de Goldspring et mis en
contact avec du charbon et du silicium chauff‚ … une forte
temp‚rature, s'‚tait carbur‚ et transform‚ en fonte [C'est
en enlevant ce carbone et ce silicium par l'op‚ration de
l'affinage dans les fours … puddler que l'on transforme la
fonte en fer ductile.].  AprŠs cette premiŠre op‚ration, le
m‚tal fut dirig‚ vers Stone's-Hill.  Mais il s'agissait de
cent trente-six millions de livres de fonte, masse trop
co–teuse … exp‚dier par les railways; le prix du transport
e–t doubl‚ le prix de la matiŠre.  Il parut pr‚f‚rable
d'affr‚ter des navires … New York et de les charger de la
fonte en barres; il ne fallut pas moins de soixante-huit
bƒtiments de mille tonneaux, une v‚ritable flotte, qui, le 3
mai, sortit des passes de New York, prit la route de
l'Oc‚an, prolongea les c“tes am‚ricaines, embouqua le canal
de Bahama, doubla la pointe floridienne, et, le 10 du mˆme
mois, remontant la baie d'Espiritu-Santo, vint mouiller sans
avaries dans le port de Tampa-Town.

L… les navires furent d‚charg‚s dans les wagons du rail-road
de Stone's-Hill, et, vers le milieu de janvier, l'‚norme
masse de m‚tal se trouvait rendue … destination.

On comprend ais‚ment que ce n'‚tait pas trop de douze cents
fours pour liqu‚fier en mˆme temps ces soixante mille tonnes
de fonte.  Chacun de ces fours pouvait contenir prŠs de cent
quatorze mille livres de m‚tal; on les avait ‚tablis sur le
modŠle de ceux qui servirent … la fonte du canon Rodman; ils
affectaient la forme trap‚zo‹dale, et ‚taient trŠs
surbaiss‚s.  L'appareil de chauffe et la chemin‚e se
trouvaient aux deux extr‚mit‚s du fourneau, de telle sorte
que celui-ci ‚tait ‚galement chauff‚ dans toute son ‚tendue. 
Ces fours, construits en briques r‚fractaires, se
composaient uniquement d'une grille pour br–ler le charbon
de terre, et d'une ®sole¯ sur laquelle devaient ˆtre
d‚pos‚es les barres de fonte; cette sole, inclin‚e sous un
angle de vingt-cinq degr‚s, permettait au m‚tal de s'‚couler
dans les bassins de r‚ception; de l… douze cents rigoles
convergentes le dirigeaient vers le puits central.

Le lendemain du jour o— les travaux de ma‡onnerie et de
forage furent termin‚s, Barbicane fit proc‚der … la
confection du moule int‚rieur; il s'agissait d'‚lever au
centre du puits, et suivant son axe, un cylindre haut de
neuf cents pieds et large de neuf, qui remplissait
exactement l'espace r‚serv‚ … l'ƒme de la Columbiad.  Ce
cylindre fut compos‚ d'un m‚lange de terre argileuse et de
sable, additionn‚ de foin et de paille.  L'intervalle laiss‚
entre le moule et la ma‡onnerie devait ˆtre combl‚ par le
m‚tal en fusion, qui formerait ainsi des parois de six pieds
d'‚paisseur.

Ce cylindre, pour se maintenir en ‚quilibre, dut ˆtre
consolid‚ par des armatures de fer et assujetti de distance
en distance au moyen de traverses scell‚es dans le
revˆtement de pierre; aprŠs la fonte, ces traverses devaient
se trouver perdues dans le bloc de m‚tal, ce qui n'offrait
aucun inconv‚nient.

Cette op‚ration se termina le 8 juillet, et le coulage fut
fix‚ au lendemain.

®Ce sera une belle c‚r‚monie que cette fˆte de la fonte,¯
dit J.-T. Maston … son ami Barbicane.

®Sans doute, r‚pondit Barbicane, mais ce ne sera pas une
fˆte publique!¯

®Comment!  vous n'ouvrirez pas les portes de l'enceinte …
tout venant?¯

®Je m'en garderai bien, Maston; la fonte de la Columbiad est
une op‚ration d‚licate, pour ne pas dire p‚rilleuse, et je
pr‚fŠre qu'elle s'effectue … huis clos.  Au d‚part du
projectile, fˆte si l'on veut, mais jusque-l…, non.¯

Le pr‚sident avait raison; l'op‚ration pouvait offrir des
dangers impr‚vus, auxquels une grande affluence de
spectateurs e–t empˆch‚ de parer.  Il fallait conserver la
libert‚ de ses mouvements.  Personne ne fut donc admis dans
l'enceinte, … l'exception d'une d‚l‚gation des membres du
Gun-Club, qui fit le voyage de Tampa-Town.  On vit l… le
fringant Bilsby, Tom Hunter, le colonel Blomsberry, le major
Elphiston, le g‚n‚ral Morgan, et _tutti quanti_, pour
lesquels la fonte de la Columbiad devenait une affaire
personnelle.  J.-T. Maston s'‚tait constitu‚ leur cic‚rone;
il ne leur fit grƒce d'aucun d‚tail; il les conduisit
partout, aux magasins, aux ateliers, au milieu des machines,
et il les for‡a de visiter les douze cents fourneaux les uns
aprŠs les autres.  A la douze-centiŠme visite, ils ‚taient
un peu ‚coeur‚s.

La fonte devait avoir lieu … midi pr‚cis; la veille, chaque
four avait ‚t‚ charg‚ de cent quatorze mille livres de m‚tal
en barres, dispos‚es par piles crois‚es, afin que l'air
chaud p–t circuler librement entre elles.  Depuis le matin,
les douze cents chemin‚es vomissaient dans l'atmosphŠre
leurs torrents de flammes, et le sol ‚tait agit‚ de sourdes
tr‚pidations.  Autant de livres de m‚tal … fondre, autant de
livres de houille … br–ler.  C'‚taient donc soixante-huit
mille tonnes de charbon, qui projetaient devant le disque du
soleil un ‚pais rideau de fum‚e noire.

La chaleur devint bient“t insoutenable dans ce cercle de
fours dont les ronflements ressemblaient au roulement du
tonnerre; de puissants ventilateurs y joignaient leurs
souffles continus et saturaient d'oxygŠne tous ces foyers
incandescents.

L'op‚ration, pour r‚ussir, demandait … ˆtre rapidement
conduite.  Au signal donn‚ par un coup de canon, chaque four
devait livrer passage … la fonte liquide et se vider
entiŠrement.

Ces dispositions prises, chefs et ouvriers attendirent le
moment d‚termin‚ avec une impatience mˆl‚e d'une certaine
quantit‚ d'‚motion. Il n'y avait plus personne dans
l'enceinte, et chaque contremaŒtre fondeur se tenait … son
poste prŠs des trous de coul‚e. 

Barbicane et ses collŠgues, install‚s sur une ‚minence
voisine, assistaient … l'op‚ration.  Devant eux, une piŠce
de canon ‚tait l…, prˆte … faire feu sur un signe de
l'ing‚nieur.

Quelques minutes avant midi, les premiŠres gouttelettes du
m‚tal commencŠrent … s'‚pancher; les bassins de r‚ception
s'emplirent peu … peu, et lorsque la fonte fut entiŠrement
liquide, on la tint en repos pendant quelques instants, afin
de faciliter la s‚paration des substances ‚trangŠres.

Midi sonna.  Un coup de canon ‚clata soudain et jeta son
‚clair fauve dans les airs.  Douze cents trous de coul‚e
s'ouvrirent … la fois, et douze cents serpents de feu
rampŠrent vers le puits central, en d‚roulant leurs anneaux
incandescents.  L… ils se pr‚cipitŠrent, avec un fracas
‚pouvantable, … une profondeur de neuf cents pieds.  C'‚tait
un ‚mouvant et magnifique spectacle.  Le sol tremblait,
pendant que ces flots de fonte, lan‡ant vers le ciel des
tourbillons de fum‚e, volatilisaient en mˆme temps
l'humidit‚ du moule et la rejetaient par les ‚vents du
revˆtement de pierre sous la forme d'imp‚n‚trables vapeurs. 
Ces nuages factices d‚roulaient leurs spirales ‚paisses en
montant vers le z‚nith jusqu'… une hauteur de cinq cents
toises.  Quelque sauvage, errant au-del… des limites de
l'horizon, e–t pu croire … la formation d'un nouveau cratŠre
au sein de la Floride, et cependant ce n'‚tait l… ni une
‚ruption, ni une trombe, ni un orage, ni une lutte
d'‚l‚ments, ni un de ces ph‚nomŠnes terribles que la nature
est capable de produire!  Non!  l'homme seul avait cr‚‚ ces
vapeurs rougeƒtres, ces flammes gigantesques dignes d'un
volcan, ces tr‚pidations bruyantes semblables aux secousses
d'un tremblement de terre, ces mugissements rivaux des
ouragans et des tempˆtes, et c'‚tait sa main qui
pr‚cipitait, dans un abŒme creus‚ par elle tout un Niagara,
de m‚tal en fusion.




XVI


LA COLUMBIAD

L'op‚ration de la fonte avait-elle r‚ussi?  On en ‚tait
r‚duit … de simples conjectures.  Cependant tout portait …
croire au succŠs, puisque le moule avait absorb‚ la masse
entiŠre du m‚tal liqu‚fi‚ dans les fours.  Quoi qu'il en
soit, il devait ˆtre longtemps impossible de s'en assurer
directement.

En effet, quand le major Rodman fondit son canon de cent
soixante mille livres, il ne fallut pas moins de quinze
jours pour en op‚rer le refroidissement.  Combien de temps,
dŠs lors, la monstrueuse Columbiad, couronn‚e de ses
tourbillons de vapeurs, et d‚fendue par sa chaleur intense,
allait-elle se d‚rober aux regards de ses admirateurs?  Il
‚tait difficile de le calculer.

L'impatience des membres du Gun-Club fut mise pendant ce
laps de temps … une rude ‚preuve.  Mais on n'y pouvait rien. 
J.-T. Maston faillit se r“tir par d‚vouement.  Quinze jours
aprŠs la fonte, un immense panache de fum‚e se dressait
encore en plein ciel, et le sol br–lait les pieds dans un
rayon de deux cents pas autour du sommet de Stone's-Hill.

Les jours s'‚coulŠrent, les semaines s'ajoutŠrent l'une …
l'autre.  Nul moyen de refroidir l'immense cylindre. 
Impossible de s'en approcher.  Il fallait attendre, et les
membres du Gun-Club rongeaient leur frein.

®Nous voil… au 10 ao–t, dit un matin J.-T. Maston.  Quatre
mois … peine nous s‚parent du premier d‚cembre!  Enlever le
moule int‚rieur, calibrer l'ƒme de la piŠce, charger la
Columbiad, tout cela est … faire!  Nous ne serons pas prˆts! 
On ne peut seulement pas approcher du canon!  Est-ce qu'il
ne se refroidira jamais!  Voil… qui serait une mystification
cruelle!¯

On essayait de calmer l'impatient secr‚taire sans y
parvenir, Barbicane ne disait rien, mais son silence cachait
une sourde irritation.  Se voir absolument arrˆt‚ par un
obstacle dont le temps seul pouvait avoir raison, -- le
temps, un ennemi redoutable dans les circonstances, -- et
ˆtre … la discr‚tion d'un ennemi, c'‚tait dur pour des gens
de guerre.

Cependant des observations quotidiennes permirent de
constater un certain changement dans l'‚tat du sol.  Vers le
15 ao–t, les vapeurs projet‚es avaient diminu‚ notablement
d'intensit‚ et d'‚paisseur.  Quelques jours aprŠs, le
terrain n'exhalait plus qu'une l‚gŠre bu‚e, dernier souffle
du monstre enferm‚ dans son cercueil de pierre.  Peu … peu
les tressaillements du sol vinrent … s'apaiser, et le cercle
de calorique se restreignit; les plus impatients des
spectateurs se rapprochŠrent; un jour on gagna deux toises;
le lendemain, quatre; et, le 22 ao–t, Barbicane, ses
collŠgues, l'ing‚nieur, purent prendre place sur la nappe de
fonte qui effleurait le sommet de Stone's-Hill, un endroit
fort hygi‚nique, … coup s–r, o— il n'‚tait pas encore permis
d'avoir froid aux pieds.

®Enfin!¯ s'‚cria le pr‚sident du Gun-Club avec un immense
soupir de satisfaction.

Les travaux furent repris le mˆme jour.  On proc‚da
imm‚diatement … l'extraction du moule int‚rieur, afin de
d‚gager l'ƒme de la piŠce; le pic, la pioche, les outils …
tarauder fonctionnŠrent sans relƒche; la terre argileuse et
le sable avaient acquis une extrˆme duret‚ sous l'action de
la chaleur; mais, les machines aidant, on eut raison de ce
m‚lange encore br–lant au contact des parois de fonte; les
mat‚riaux extraits furent rapidement enlev‚s sur des
chariots mus … la vapeur, et l'on fit si bien, l'ardeur au
travail fut telle, l'intervention de Barbicane si pressante,
et ses arguments pr‚sent‚s avec une si grande force sous la
forme de dollars, que, le 3 septembre, toute trace du moule
avait disparu.

Imm‚diatement l'op‚ration de l'al‚sage commen‡a; les
machines furent install‚es sans retard et manoeuvrŠrent
rapidement de puissants al‚soirs dont le tranchant vint
mordre les rugosit‚s de la fonte. Quelques semaines plus
tard, la surface int‚rieure de l'immense tube ‚tait
parfaitement cylindrique, et l'ƒme de la piŠce avait acquis
un poli parfait.

Enfin, le 22 septembre, moins d'un an aprŠs la communication
Barbicane, l'‚norme engin, rigoureusement calibr‚ et d'une
verticalit‚ absolue, relev‚e au moyen d'instruments
d‚licats, fut prˆt … fonctionner.  Il n'y avait plus que la
Lune … attendre, mais on ‚tait s–r qu'elle ne manquerait pas
au rendez-vous.  La joie de J.-T. Maston ne connut plus de
bornes, et il faillit faire une chute effrayante, en
plongeant ses regards dans le tube de neuf cents pieds. 
Sans le bras droit de Blomsberry, que le digne colonel avait
heureusement conserv‚, le secr‚taire du Gun-Club, comme un
nouvel rostrate, e–t trouv‚ la mort dans les profondeurs de
la Columbiad. 

Le canon ‚tait donc termin‚; il n'y avait plus de doute
possible sur sa parfaite ex‚cution; aussi, le 6 octobre, le
capitaine Nicholl, quoi qu'il en e–t, s'ex‚cuta vis-…-vis du
pr‚sident Barbicane, et celui-ci inscrivit sur ses livres, …
la colonne des recettes, une somme de deux mille dollars. 
On est autoris‚ … croire que la colŠre du capitaine fut
pouss‚e aux derniŠres limites et qu'il en fit une maladie. 
Cependant il avait encore trois paris de trois mille, quatre
mille et cinq mille dollars, et pourvu qu'il en gagnƒt deux,
son affaire n'‚tait pas mauvaise, sans ˆtre excellente. 
Mais l'argent n'entrait point dans ses calculs, et le succŠs
obtenu par son rival, dans la fonte d'un canon auquel des
plaques de dix toises n'eussent pas r‚sist‚, lui portait un
coup terrible.

Depuis le 23 septembre, l'enceinte de Stone's-Hill avait ‚t‚
largement ouverte au public, et ce que fut l'affluence des
visiteurs se comprendra sans peine.

En effet, d'innombrables curieux, accourus de tous les
points des tats-Unis, convergeaient vers la Floride.  La
ville de Tampa s'‚tait prodigieusement accrue pendant cette
ann‚e, consacr‚e tout entiŠre aux travaux du Gun-Club, et
elle comptait alors une population de cent cinquante mille
ƒmes.  AprŠs avoir englob‚ le fort Brooke dans un r‚seau de
rues, elle s'allongeait maintenant sur cette langue de terre
qui s‚pare les deux rades de la baie d'Espiritu-Santo; des
quartiers neufs, des places nouvelles, toute une forˆt de
maisons, avaient pouss‚ sur ces grŠves naguŠre d‚sertes, …
la chaleur du soleil am‚ricain.  Des compagnies s'‚taient
fond‚es pour l'‚rection d'‚glises, d'‚coles, d'habitations
particuliŠres, et en moins d'un an l'‚tendue de la ville fut
d‚cupl‚e.

On sait que les Yankees sont n‚s commer‡ants; partout o— le
sort les jette, de la zone glac‚e … la zone torride, il faut
que leur instinct des affaires s'exerce utilement.  C'est
pourquoi de simples curieux, des gens venus en Floride dans
l'unique but de suivre les op‚rations du Gun-Club, se
laissŠrent entraŒner aux op‚rations commerciales dŠs qu'ils
furent install‚s … Tampa.  Les navires fr‚t‚s pour le
transportement du mat‚riel et des ouvriers avaient donn‚ au
port une activit‚ sans pareille.  Bient“t d'autres
bƒtiments, de toute forme et de tout tonnage, charg‚s de
vivres, d'approvisionnements, de marchandises, sillonnŠrent
la baie et les deux rades; de vastes comptoirs d'armateurs,
des offices de courtiers s'‚tablirent dans la ville, et la
_Shipping Gazette_ [_Gazette maritime_.] enregistra chaque
jour des arrivages nouveaux au port de Tampa.

Tandis que les routes se multipliaient autour de la ville,
celle-ci, en consid‚ration du prodigieux accroissement de sa
population et de son commerce, fut enfin reli‚e par un
chemin de fer aux tats m‚ridionaux de l'Union.  Un railway
rattacha la Mobile … Pensacola, le grand arsenal maritime du
Sud; puis, de ce point important, il se dirigea sur
Tallahassee.  L… existait d‚j… un petit tron‡on de voie
ferr‚e, long de vingt et un milles, par lequel Tallahassee
se mettait en communication avec Saint-Marks, sur les bords
de la mer.  Ce fut ce bout de road-way qui fut prolong‚
jusqu'… Tampa-Town, en vivifiant sur son passage et en
r‚veillant les portions mortes ou endormies de la Floride
centrale.  Aussi Tampa, grƒce … ces merveilles de
l'industrie dues … l'id‚e ‚close un beau jour dans le
cerveau d'un homme, put prendre … bon droit les airs d'une
grande ville.  On l'avait surnomm‚e ®Moon-City [Cit‚ de la
Lune.]¯ et la capitale des Florides subissait une ‚clipse
totale, visible de tous les points du monde.

Chacun comprendra maintenant pourquoi la rivalit‚ fut si
grande entre le Texas et la Floride, et l'irritation des
Texiens quand ils se virent d‚bout‚s de leurs pr‚tentions
par le choix du Gun-Club.  Dans leur sagacit‚ pr‚voyante,
ils avaient compris ce qu'un pays devait gagner …
l'exp‚rience tent‚e par Barbicane et le bien dont un
semblable coup de canon serait accompagn‚.  Le Texas y
perdait un vaste centre de commerce, des chemins de fer et
un accroissement consid‚rable de population.  Tous ces
avantages retournaient … cette mis‚rable presqu'Œle
floridienne, jet‚e comme une estacade entre les flots du
golfe et les vagues de l'oc‚an Atlantique.  Aussi, Barbicane
partageait-il avec le g‚n‚ral Santa-Anna toutes les
antipathies texiennes.

Cependant, quoique livr‚e … sa furie commerciale et … sa
fougue industrielle, la nouvelle population de Tampa-Town
n'eut garde d'oublier les int‚ressantes op‚rations du
Gun-Club.  Au contraire.  Les plus minces d‚tails de
l'entreprise, le moindre coup de pioche, la passionnŠrent. 
Ce fut un va-et-vient incessant entre la ville et
Stone's-Hill, une procession, mieux encore, un pŠlerinage.

On pouvait d‚j… pr‚voir que, le jour de l'exp‚rience,
l'agglom‚ration des spectateurs se chiffrerait par millions,
car ils venaient d‚j… de tous les points de la terre
s'accumuler sur l'‚troite presqu'Œle.  L'Europe ‚migrait en
Am‚rique.

Mais jusque-l…, il faut le dire, la curiosit‚ de ces
nombreux arrivants n'avait ‚t‚ que m‚diocrement satisfaite. 
Beaucoup comptaient sur le spectacle de la fonte, qui n'en
eurent que les fum‚es.  C'‚tait peu pour des yeux avides;
mais Barbicane ne voulut admettre personne … cette
op‚ration.  De l… maugr‚ement, m‚contentement, murmures; on
blƒma le pr‚sident; on le taxa d'absolutisme; son proc‚d‚
fut d‚clar‚ ®peu am‚ricain¯.  Il y eut presque une ‚meute
autour des palissades de Stone's-Hill.  Barbicane, on le
sait, resta in‚branlable dans sa d‚cision.

Mais, lorsque la Columbiad fut entiŠrement termin‚e, le huis
clos ne put ˆtre maintenu; il y aurait eu mauvaise grƒce,
d'ailleurs, … fermer ses portes, pis mˆme, imprudence …
m‚contenter les sentiments publics.  Barbicane ouvrit donc
son enceinte … tout venant; cependant, pouss‚ par son esprit
pratique, il r‚solut de battre monnaie sur la curiosit‚
publique.

C'‚tait beaucoup de contempler l'immense Columbiad, mais
descendre dans ses profondeurs, voil… ce qui semblait aux
Am‚ricains ˆtre le _ne plus ultra_ du bonheur en ce monde. 
Aussi pas un curieux qui ne voul–t se donner la jouissance
de visiter int‚rieurement cet abŒme de m‚tal.  Des
appareils, suspendus … un treuil … vapeur, permirent aux
spectateurs de satisfaire leur curiosit‚.  Ce fut une
fureur.  Femmes, enfants, vieillards, tous se firent un
devoir de p‚n‚trer jusqu'au fond de l'ƒme les mystŠres du
canon colossal.  Le prix de la descente fut fix‚ … cinq
dollars par personne, et, malgr‚ son ‚l‚vation, pendant les
deux mois qui pr‚c‚dŠrent l'exp‚rience, l'affluence les
visiteurs permit au Gun-Club d'encaisser prŠs de cinq cent
mille dollars [Deux millions sept cent dix mille francs.]. 
Inutile de dire que les premiers visiteurs de la Columbiad
furent les membres du Gun-Club, avantage justement r‚serv‚ …
l'illustre assembl‚e.  Cette solennit‚ eut lieu le 25
septembre.  Une caisse d'honneur descendit le pr‚sident
Barbicane, J.-T. Maston, le major Elphiston, le g‚n‚ral
Morgan, le colonel Blomsberry, l'ing‚nieur Murchison et
d'autres membres distingu‚s du c‚lŠbre club.  En tout, une
dizaine.  Il faisait encore bien chaud au fond de ce long
tube de m‚tal.  On y ‚touffait un peu!  Mais quelle joie! 
quel ravissement! Une table de dix couverts avait ‚t‚
dress‚e sur le massif de pierre qui supportait la Columbiad
‚clair‚e _a giorno_ par un jet de lumiŠre ‚lectrique.  Des
plats exquis et nombreux, qui semblaient descendre du ciel,
vinrent se placer successivement devant les convives, et les
meilleurs vins de France coulŠrent … profusion pendant ce
repas splendide servi … neuf cents pieds sous terre.

Le festin fut trŠs anim‚ et mˆme trŠs bruyant; des toasts
nombreux s'entrecroisŠrent; on but au globe terrestre, on
but … son satellite, on but au Gun-Club, on but … l'Union, …
la Lune, … Phoeb‚, … Diane, … S‚l‚n‚, … l'astre des nuits, …
la ®paisible courriŠre du firmament¯!  Tous ces hurrahs,
port‚s sur les ondes sonores de l'immense tube acoustique,
arrivaient comme un tonnerre … son extr‚mit‚, et la foule,
rang‚e autour de Stone's-Hill, s'unissait de coeur et de
cris aux dix convives enfouis au fond de la gigantesque
Columbiad.

J.-T. Maston ne se poss‚dait plus; s'il cria plus qu'il ne
gesticula, s'il but plus qu'il ne mangea, c'est un point
difficile … ‚tablir.  En tout cas, il n'e–t pas donn‚ sa
place pour un empire, ®non, quand mˆme le canon charg‚
amorc‚, et faisant feu … l'instant, aurait d– l'envoyer par
morceaux dans les espaces plan‚taires¯.




XVII


UNE DPECHE TLGRAPHIQUE


Les grands travaux entrepris par le Gun-Club ‚taient, pour
ainsi dire, termin‚s, et cependant, deux mois allaient
encore s'‚couler avant le jour o— le projectile s'‚lancerait
vers la Lune.  Deux mois qui devaient paraŒtre longs comme
des ann‚es … l'impatience universelle! Jusqu'alors les
moindres d‚tails de l'op‚ration avaient ‚t‚ chaque jour
reproduits par les journaux, que l'on d‚vorait d'un oeil
avide et passionn‚; mais il ‚tait … craindre que d‚sormais,
ce ®dividende d'int‚rˆt¯ distribu‚ au public ne f–t fort
diminu‚, et chacun s'effrayait de n'avoir plus … toucher sa
part d'‚motions quotidiennes.

Il n'en fut rien; l'incident le plus inattendu, le plus
extraordinaire, le plus incroyable, le plus invraisemblable
vint fanatiser … nouveau les esprits haletants et rejeter le
monde entier sous le coup d'une poignante surexcitation.  Un
jour, le 30 septembre, … trois heures quarante-sept minutes
du soir, un t‚l‚gramme, transmis par le cƒble immerg‚ entre
Valentia (Irlande), Terre-Neuve et la c“te am‚ricaine,
arriva … l'adresse du pr‚sident Barbicane.

Le pr‚sident Barbicane rompit l'enveloppe, lut la d‚pˆche,
et, quel que f–t son pouvoir sur lui-mˆme, ses lŠvres
pƒlirent, ses yeux se troublŠrent … la lecture des vingt
mots de ce t‚l‚gramme.

Voici le texte de cette d‚pˆche, qui figure maintenant aux
archives du Gun-Club:

FRANCE, PARIS.

30 septembre, 4 h matin.

Barbicane, Tampa, Floride,

tats-Unis.

Remplacez obus sph‚rique par projectile cylindro-conique. 
Partirai dedans.  Arriverai par steamer_ Atlanta.

MICHEL ARDAN.




XVIII


LE PASSAGER DE L'®ATLANTA¯

Si cette foudroyante nouvelle, au lieu de voler sur les fils
‚lectriques, f–t arriv‚e simplement par la poste et sous
enveloppe cachet‚e, si les employ‚s fran‡ais, irlandais,
terre-neuviens, am‚ricains n'eussent pas ‚t‚ n‚cessairement
dans la confidence du t‚l‚graphe, Barbicane n'aurait pas
h‚sit‚ un seul instant.  Il se serait tu par mesure de
prudence et pour ne pas d‚consid‚rer son oeuvre.  Ce
t‚l‚gramme pouvait cacher une mystification, venant d'un
Fran‡ais surtout.  Quelle apparence qu'un homme quelconque
f–t assez audacieux pour concevoir seulement l'id‚e d'un
pareil voyage?  Et si cet homme existait, n'‚tait-ce pas un
fou qu'il fallait enfermer dans un cabanon et non dans un
boulet?

Mais la d‚pˆche ‚tait connue, car les appareils de
transmission sont peu discrets de leur nature, et la
proposition de Michel Ardan courait d‚j… les divers tats de
l'Union.  Ainsi Barbicane n'avait plus aucune raison de se
taire.  Il r‚unit donc ses collŠgues pr‚sents … Tampa-Town,
et sans laisser voir sa pens‚e, sans discuter le plus ou
moins de cr‚ance que m‚ritait le t‚l‚gramme, il en lut
froidement le texte laconique.

®Pas possible!  -- C'est invraisemblable!  -- Pure
plaisanterie!  -- On s'est moqu‚ de nous!  -- Ridicule!  --
Absurde!¯ Toute la s‚rie des expressions qui servent …
exprimer le doute, l'incr‚dulit‚, la sottise, la folie, se
d‚roula pendant quelques minutes, avec accompagnement des
gestes usit‚s en pareille circonstance.  Chacun souriait,
riait, haussait les ‚paules ou ‚clatait de rire, suivant sa
disposition d'humeur.  Seul, J.-T. Maston eut un mot
superbe.

®C'est une id‚e, cela!¯  s'‚cria-t-il.

®Oui, lui r‚pondit le major, mais s'il est quelquefois
permis d'avoir des id‚es comme celle-l…, c'est … la
condition de ne pas mˆme songer … les mettre … ex‚cution.¯

®Et pourquoi pas?¯ r‚pliqua vivement le secr‚taire du
Gun-Club, prˆt … discuter.  Mais on ne voulut pas le pousser
davantage.

Cependant le nom de Michel Ardan circulait d‚j… dans la
ville de Tampa.  Les ‚trangers et les indigŠnes se
regardaient, s'interrogeaient et plaisantaient, non pas cet
Europ‚en, -- un mythe, un individu chim‚rique, -- mais J.-T.
Maston, qui avait pu croire … l'existence de ce personnage
l‚gendaire. Quand Barbicane proposa d'envoyer un projectile
… la Lune, chacun trouva l'entreprise naturelle, praticable,
une pure affaire de balistique!  Mais qu'un ˆtre raisonnable
offrŒt de prendre passage dans le projectile, de tenter ce
voyage invraisemblable, c'‚tait une proposition fantaisiste,
une plaisanterie, une farce, et, pour employer un mot dont
les Fran‡ais ont pr‚cis‚ment la traduction exacte dans leur
langage familier, un ®humbug [Mystification.]¯!

Les moqueries durŠrent jusqu'au soir sans discontinuer, et
l'on peut affirmer que toute l'Union fut prise d'un fou
rire, ce qui n'est guŠre habituel … un pays o— les
entreprises impossibles trouvent volontiers des pr“neurs,
des adeptes, des partisans.

Cependant la proposition de Michel Ardan, comme toutes les
id‚es nouvelles, ne laissait pas de tracasser certains
esprits.  Cela d‚rangeait le cours des ‚motions accoutum‚es. 
®On n'avait pas song‚ … cela!¯ Cet incident devint bient“t
une obsession par son ‚tranget‚ mˆme.  On y pensait.  Que de
choses ni‚es la veille dont le lendemain a fait des
r‚alit‚s!  Pourquoi ce voyage ne s'accomplirait-il pas un
jour ou l'autre?  Mais, en tout cas, l'homme qui voulait se
risquer ainsi devait ˆtre fou, et d‚cid‚ment, puisque son
projet ne pouvait ˆtre pris au s‚rieux, il e–t mieux fait de
se taire, au lieu de troubler toute une population par ses
billeves‚es ridicules.

Mais, d'abord, ce personnage existait-il r‚ellement?  Grande
question!  Ce nom, ®Michel Ardan¯, n'‚tait pas inconnu …
l'Am‚rique!  Il appartenait … un Europ‚en fort cit‚ pour ses
entreprises audacieuses. Puis, ce t‚l‚gramme lanc‚ … travers
les profondeurs de l'Atlantique, cette d‚signation du navire
sur lequel le Fran‡ais disait avoir pris passage, la date
assign‚e … sa prochaine arriv‚e, toutes ces circonstances
donnaient … la proposition un certain caractŠre de
vraisemblance.  Il fallait en avoir le coeur net.  Bient“t
les individus isol‚s se formŠrent en groupes, les groupes se
condensŠrent sous l'action de la curiosit‚ comme des atomes
en vertu de l'attraction mol‚culaire, et, finalement, il en
r‚sulta une foule compacte, qui se dirigea vers la demeure
du pr‚sident Barbicane.

Celui-ci, depuis l'arriv‚e de la d‚pˆche, ne s'‚tait pas
prononc‚; il avait laiss‚ l'opinion de J.-T. Maston se
produire, sans manifester ni approbation ni blƒme; il se
tenait coi, et se proposait d'attendre les ‚v‚nements; mais
il comptait sans l'impatience publique, et vit d'un oeil peu
satisfait la population de Tampa s'amasser sous ses
fenˆtres.  Bient“t des murmures, des vocif‚rations,
l'obligŠrent … paraŒtre.  On voit qu'il avait tous les
devoirs et, par cons‚quent, tous les ennuis de la c‚l‚brit‚.

Il parut donc; le silence se fit, et un citoyen, prenant la
parole, lui posa carr‚ment la question suivante: ®Le
personnage d‚sign‚ dans la d‚pˆche sous le nom de Michel
Ardan est-il en route pour l'Am‚rique, oui ou non?

®Messieurs, r‚pondit Barbicane, je ne le sais pas plus que
vous.¯

®Il faut le savoir,¯ s'‚criŠrent des voix impatientes.

®Le temps nous l'apprendra,¯ r‚pondit froidement le
pr‚sident.

®Le temps n'a pas le droit de tenir en suspens un pays tout
entier, reprit l'orateur.  Avez-vous modifi‚ les plans du
projectile, ainsi que le demande le t‚l‚gramme?¯

®Pas encore, messieurs; mais, vous avez raison, il faut
savoir … quoi s'en tenir; le t‚l‚graphe, qui a caus‚ toute
cette ‚motion, voudra bien compl‚ter ses renseignements.¯

®Au t‚l‚graphe!  au t‚l‚graphe!¯ s'‚cria la foule.

Barbicane descendit, et, pr‚c‚dant l'immense rassemblement,
il se dirigea vers les bureaux de l'administration.

Quelques minutes plus tard, une d‚pˆche ‚tait lanc‚e au
syndic des courtiers de navires … Liverpool.  On demandait
une r‚ponse aux questions suivantes:

®Qu'est-ce que le navire l'_Atlanta_?  -- Quand a-t-il
quitt‚ l'Europe?  -- Avait-il … son bord un Fran‡ais nomm‚
Michel Ardan?¯

Deux heures aprŠs, Barbicane recevait des renseignements
d'une pr‚cision qui ne laissait plus place au moindre doute.

®Le steamer l'_Atlanta_, de Liverpool, a pris la mer le 2
octobre, -- faisant voile pour Tampa-Town, -- ayant … son
bord un Fran‡ais, port‚ au livre des passagers sous le nom
de Michel Ardan.¯

A cette confirmation de la premiŠre d‚pˆche, les yeux du
pr‚sident brillŠrent d'une flamme subite, ses poings se
fermŠrent violemment, et on l'entendit murmurer:

®C'est donc vrai!  c'est donc possible!  ce Fran‡ais existe! 
et dans quinze jours il sera ici!  Mais c'est un fou!  un
cerveau br–l‚!... Jamais je ne consentirai...¯

Et cependant, le soir mˆme, il ‚crivit … la maison Breadwill
and Co., en la priant de suspendre jusqu'… nouvel ordre la
fonte du projectile.

Maintenant, raconter l'‚motion dont fut prise l'Am‚rique
tout entiŠre; comment l'effet de la communication Barbicane
fut dix fois d‚pass‚; ce que dirent les journaux de l'Union,
la fa‡on dont ils acceptŠrent la nouvelle et sur quel mode
ils chantŠrent l'arriv‚e de ce h‚ros du vieux continent;
peindre l'agitation f‚brile dans laquelle chacun v‚cut,
comptant les heures, comptant les minutes, comptant les
secondes; donner une id‚e, mˆme affaiblie, de cette
obsession fatigante de tous les cerveaux maŒtris‚s par une
pens‚e unique; montrer les occupations c‚dant … une seule
pr‚occupation, les travaux arrˆt‚s, le commerce suspendu,
les navires prˆts … partir restant affourch‚s dans le port
pour ne pas manquer l'arriv‚e de l'_Atlanta_, les convois
arrivant pleins et retournant vides, la baie
d'Espiritu-Santo incessamment sillonn‚e par les steamers,
les packets-boats, les yachts de plaisance, les fly-boats de
toutes dimensions; d‚nombrer ces milliers de curieux qui
quadruplŠrent en quinze jours la population de Tampa-Town et
durent camper sous des tentes comme une arm‚e en campagne,
c'est une tƒche au-dessus des forces humaines et qu'on ne
saurait entreprendre sans t‚m‚rit‚.

Le 20 octobre, … neuf heures du matin, les s‚maphores du
canal de Bahama signalŠrent une ‚paisse fum‚e … l'horizon. 
Deux heures plus tard, un grand steamer ‚changeait avec eux
des signaux de reconnaissance.  Aussit“t le nom de
l'_Atlanta_ fut exp‚di‚ … Tampa-Town.  A quatre heures, le
navire anglais donnait dans la rade d'Espiritu-Santo.  A
cinq, il franchissait les passes de la rade Hillisboro …
toute vapeur.  A six, il mouillait dans le port de Tampa.

L'ancre n'avait pas encore mordu le fond de sable, que cinq
cents embarcations entouraient l'_Atlanta_, et le steamer
‚tait pris d'assaut.  Barbicane, le premier, franchit les
bastingages, et d'une voix dont il voulait en vain contenir
l'‚motion:

®Michel Ardan!¯ s'‚cria-t-il.

®Pr‚sent!¯ r‚pondit un individu mont‚ sur la dunette.

Barbicane, les bras crois‚s, l'oeil interrogateur, la bouche
muette, regarda fixement le passager de l'_Atlanta_.

C'‚tait un homme de quarante-deux ans, grand, mais un peu
vo–t‚ d‚j…, comme ces cariatides qui portent des balcons sur
leurs ‚paules.  Sa tˆte forte, v‚ritable hure de lion,
secouait par instants une chevelure ardente qui lui faisait
une v‚ritable criniŠre.  Une face courte, large aux tempes,
agr‚ment‚e d'une moustache h‚riss‚e comme les barbes d'un
chat et de petits bouquets de poils jaunƒtres pouss‚s en
pleines joues, des yeux ronds un peu ‚gar‚s, un regard de
myope, compl‚taient cette physionomie ‚minemment f‚line. 
Mais le nez ‚tait d'un dessin hardi, la bouche
particuliŠrement humaine, le front haut, intelligent et
sillonn‚ comme un champ qui ne reste jamais en friche. 
Enfin un torse fortement d‚velopp‚ et pos‚ d'aplomb sur de
longues jambes, des bras musculeux, leviers puissants et
bien attach‚s, une allure d‚cid‚e, faisaient de cet Europ‚en
un gaillard solidement bƒti, ®plut“t forg‚ que fondu¯, pour
emprunter une de ses expressions … l'art m‚tallurgique.

Les disciples de Lavater ou de Gratiolet eussent d‚chiffr‚
sans peine sur le crƒne et la physionomie de ce personnage
les signes indiscutables de la combativit‚, c'est-…-dire du
courage dans le danger et de la tendance … briser les
obstacles; ceux de la bienveillance et ceux de la
merveillosit‚, instinct qui porte certains temp‚raments … se
passionner pour les choses surhumaines; mais, en revanche,
les bosses de l'acquisivit‚, ce besoin de poss‚der et
d'acqu‚rir, manquaient absolument.

Pour achever le type physique du passager de l'_Atlanta_, il
convient de signaler ses vˆtements larges de forme, faciles
d'entournures, son pantalon et son paletot d'une ampleur
d'‚toffe telle que Michel Ardan se surnommait lui-mˆme ®la
mort au drap¯, sa cravate lƒche, son col de chemise
lib‚ralement ouvert, d'o— sortait un cou robuste, et ses
manchettes invariablement d‚boutonn‚es, … travers lesquelles
s'‚chappaient des mains f‚briles.  On sentait que, mˆme au
plus fort des hivers et des dangers, cet homme-l… n'avait
jamais froid, -- pas mˆme aux yeux.

D'ailleurs, sur le pont du steamer, au milieu de la foule,
il allait, venait, ne restant jamais en place, ®chassant sur
ses ancres¯, comme disaient les matelots, gesticulant,
tutoyant tout le monde et rongeant ses ongles avec une
avidit‚ nerveuse.  C'‚tait un de ces originaux que le
Cr‚ateur invente dans un moment de fantaisie et dont il
brise aussit“t le moule.

En effet, la personnalit‚ morale de Michel Ardan offrait un
large champ aux observations de l'analyste.  Cet homme
‚tonnant vivait dans une perp‚tuelle disposition …
l'hyperbole et n'avait pas encore d‚pass‚ l'ƒge des
superlatifs: les objets se peignaient sur la r‚tine de son
oeil avec des dimensions d‚mesur‚es; de l… une association
d'id‚es gigantesques; il voyait tout en grand, sauf les
difficult‚s et les hommes.

C'‚tait d'ailleurs une luxuriante nature, un artiste
d'instinct, un gar‡on spirituel, qui ne faisait pas un feu
roulant de bons mots, mais s'escrimait plut“t en tirailleur. 
Dans les discussions, peu soucieux de la logique, rebelle au
syllogisme, qu'il n'e–t jamais invent‚, il avait des coups …
lui.  V‚ritable casseur de vitres, il lan‡ait en pleine
poitrine des arguments _ad hominem_ d'un effet s–r, et il
aimait … d‚fendre du bec et des pattes les causes
d‚sesp‚r‚es.

Entre autres manies, il se proclamait ®un ignorant sublime¯,
comme Shakespeare, et faisait profession de m‚priser les
savants: ®des gens, disait-il, qui ne font que marquer les
points quand nous jouons la partie¯.  C'‚tait, en somme, un
boh‚mien du pays des monts et merveilles, aventureux, mais
non pas aventurier, un casse-cou, un Pha‚ton menant … fond
de train le char du Soleil, un Icare avec des ailes de
rechange.  Du reste, il payait de sa personne et payait
bien, il se jetait tˆte lev‚e dans les entreprises folles,
il br–lait ses vaisseaux avec plus d'entrain qu'AgathoclŠs,
et, prˆt … se faire casser les reins … toute heure, il
finissait invariablement par retomber sur ses pieds, comme
ces petits cabotins en moelle de sureau dont les enfants
s'amusent.

En deux mots, sa devise ‚tait: _Quand mˆme!_ et l'amour de
l'impossible sa ®ruling passion [Sa maŒtresse passion.]¯,
suivant la belle expression de Pope.

Mais aussi, comme ce gaillard entreprenant avait bien les
d‚fauts de ses qualit‚s!  Qui ne risque rien n'a rien,
dit-on.  Ardan risqua souvent et n'avait pas davantage! 
C'‚tait un bourreau d'argent, un tonneau des Dana‹des. 
Homme parfaitement d‚sint‚ress‚, d'ailleurs, il faisait
autant de coups de coeur que de coups de tˆte; secourable,
chevaleresque, il n'e–t pas sign‚ le ®bon … pendre¯ de son
plus cruel ennemi, et se serait vendu comme esclave pour
racheter un NŠgre.  En France, en Europe, tout le monde le
connaissait, ce personnage brillant et bruyant.  Ne
faisait-il pas sans cesse parler de lui par les cent voix de
la Renomm‚e enrou‚es … son service?  Ne vivait-il pas dans
une maison de verre, prenant l'univers entier pour confident
de ses plus intimes secrets?  Mais aussi poss‚dait-il une
admirable collection d'ennemis, parmi ceux qu'il avait plus
ou moins froiss‚s, bless‚s, culbut‚s sans merci, en jouant
des coudes pour faire sa trou‚e dans la foule.

Cependant on l'aimait g‚n‚ralement, on le traitait en enfant
gƒt‚.  C'‚tait, suivant l'expression populaire, ®un homme …
prendre ou … laisser¯, et on le prenait.  Chacun
s'int‚ressait … ses hardies entreprises et le suivait d'un
regard inquiet.  On le savait si imprudemment audacieux! 
Lorsque quelque ami voulait l'arrˆter en lui pr‚disant une
catastrophe prochaine: ®La forˆt n'est br–l‚e que par ses
propres arbres¯, r‚pondait-il avec un aimable sourire, et
sans se douter qu'il citait le plus joli de tous les
proverbes arabes.

Tel ‚tait ce passager de l'_Atlanta_, toujours agit‚,
toujours bouillant sous l'action d'un feu int‚rieur,
toujours ‚mu, non de ce qu'il venait faire en Am‚rique -- il
n'y pensait mˆme pas --, mais par l'effet de son
organisation fi‚vreuse.  Si jamais individus offrirent un
contraste frappant, ce furent bien le Fran‡ais Michel Ardan
et le Yankee Barbicane, tous les deux, cependant,
entreprenants, hardis, audacieux … leur maniŠre.

La contemplation … laquelle s'abandonnait le pr‚sident du
Gun-Club en pr‚sence de ce rival qui venait le rel‚guer au
second plan fut vite interrompue par les hurrahs et les
vivats de la foule.  Ces cris devinrent mˆme si fr‚n‚tiques,
et l'enthousiasme prit des formes tellement personnelles,
que Michel Ardan, aprŠs avoir serr‚ un millier de mains dans
lesquelles il faillit laisser ses dix doigts, dut se
r‚fugier dans sa cabine.

Barbicane le suivit sans avoir prononc‚ une parole.  

®Vous ˆtes Barbicane?¯  lui demanda Michel Ardan, dŠs qu'il
furent seuls et du ton dont il e–t parl‚ … un ami de vingt
ans.

®Oui,¯ r‚pondit le pr‚sident du Gun-Club.

®Eh bien!  bonjour, Barbicane.  Comment cela va-t-il?  TrŠs
bien?  Allons tant mieux!  tant mieux!¯

®Ainsi, dit Barbicane, sans autre entr‚e en matiŠre, vous
ˆtes d‚cid‚ … partir?¯

®Absolument d‚cid‚.¯

®Rien ne vous arrˆtera?¯

®Rien.  Avez-vous modifi‚ votre projectile ainsi que
l'indiquait ma d‚pˆche?¯

®J'attendais votre arriv‚e.  Mais, demanda Barbicane en
insistant de nouveau, vous avez bien r‚fl‚chi?...¯

®R‚fl‚chi!  est-ce que j'ai du temps … perdre?  Je trouve
l'occasion d'aller faire un tour dans la Lune, j'en profite,
et voil… tout.  Il me semble que cela ne m‚rite pas tant de
r‚flexions.¯

Barbicane d‚vorait du regard cet homme qui parlait de son
projet de voyage avec une l‚gŠret‚, une insouciance si
complŠte et une si parfaite absence d'inqui‚tudes.

®Mais au moins, lui dit-il, vous avez un plan, des moyens
d'ex‚cution?¯

®Excellents, mon cher Barbicane.  Mais permettez-moi de vous
faire une observation: j'aime autant raconter mon histoire
une bonne fois, … tout le monde, et qu'il n'en soit plus
question.  Cela ‚vitera des redites.  Donc, sauf meilleur
avis, convoquez vos amis, vos collŠgues, toute la ville,
toute la Floride, toute l'Am‚rique, si vous voulez, et
demain je serai prˆt … d‚velopper mes moyens comme …
r‚pondre aux objections quelles qu'elles soient.  Soyez
tranquille, je les attendrai de pied ferme.  Cela vous
va-t-il?¯

®Cela me va¯, r‚pondit Barbicane.

Sur ce, le pr‚sident sortit de la cabine et fit part … la
foule de la proposition de Michel Ardan.  Ses paroles furent
accueillies avec des tr‚pignements et des grognements de
joie.  Cela coupait court … toute difficult‚.  Le lendemain
chacun pourrait contempler … son aise le h‚ros europ‚en.
Cependant certains spectateurs des plus entˆt‚s ne voulurent
pas quitter le pont de l'_Atlanta_; ils passŠrent la nuit …
bord.  Entre autres, J.-T. Maston avait viss‚ son crochet
dans la lisse de la dunette, et il aurait fallu un cabestan
pour l'en arracher.

®C'est un h‚ros!  un h‚ros!  s'‚criait-il sur tous les tons,
et nous ne sommes que des femmelettes auprŠs de cet
Europ‚en-l…!¯

Quant au pr‚sident, aprŠs avoir convi‚ les visiteurs … se
retirer, il rentra dans la cabine du passager, et il ne la
quitta qu'au moment o— la cloche du steamer sonna le quart
de minuit.

Mais alors les deux rivaux en popularit‚ se serraient
chaleureusement la main, et Michel Ardan tutoyait le
pr‚sident Barbicane.




XIX

UN MEETING


Le lendemain, l'astre du jour se leva bien tard au gr‚ de
l'impatience publique.  On le trouva paresseux, pour un
Soleil qui devait ‚clairer une semblable fˆte.  Barbicane,
craignant les questions indiscrŠtes pour Michel Ardan,
aurait voulu r‚duire ses auditeurs … un petit nombre
d'adeptes, … ses collŠgues, par exemple.  Mais autant
essayer d'endiguer le Niagara.  Il dut donc renoncer … ses
projets et laisser son nouvel ami courir les chances d'une
conf‚rence publique.  La nouvelle salle de la Bourse de
Tampa-Town, malgr‚ ses dimensions colossales, fut jug‚e
insuffisante pour la c‚r‚monie, car la r‚union projet‚e
prenait les proportions d'un v‚ritable meeting.

Le lieu choisit fut une vaste plaine situ‚e en dehors de la
ville; en quelques heures on parvint … l'abriter contre les
rayons du soleil; les navires du port riches en voiles, en
agrŠs, en mƒts de rechange, en vergues, fournirent les
accessoires n‚cessaires … la construction d'une tente
colossale. Bient“t un immense ciel de toile s'‚tendit sur la
prairie calcin‚e et la d‚fendit des ardeurs du jour.  L…
trois cent mille personnes trouvŠrent place et bravŠrent
pendant plusieurs heures une temp‚rature ‚touffante, en
attendant l'arriv‚e du Fran‡ais.  De cette foule de
spectateurs, un premier tiers pouvait voir et entendre; un
second tiers voyait mal et n'entendait pas; quant au
troisiŠme, il ne voyait rien et n'entendait pas davantage. 
Ce ne fut cependant pas le moins empress‚ … prodiguer ses
applaudissements.

A trois heures, Michel Ardan fit son apparition, accompagn‚
des principaux membres du Gun-Club.  Il donnait le bras
droit au president Barbicane, et le bras gauche … J.-T.
Maston, plus radieux que le Soleil en plein midi, et presque
aussi rutilant.  Ardan monta sur une estrade, du haut de
laquelle ses regards s'‚tendaient sur un oc‚an de chapeaux
noirs.  Il ne paraissait aucunement embarrass‚; il ne posait
pas; il ‚tait l… comme chez lui, gai, familier, aimable. 
Aux hurrahs qui l'accueillirent il r‚pondit par un salut
gracieux; puis, de la main, r‚clama le silence, silence, il
prit la parole en anglais, et s'exprima fort correctement en
ces termes:

®Messieurs, dit-il, bien qu'il fasse trŠs chaud, je vais
abuser de vos moments pour vous donner quelques explications
sur des projets qui ont paru vous int‚resser.  Je ne suis ni
un orateur ni un savant, et je ne comptais point parler
publiquement; mais mon ami Barbicane m'a dit que cela vous
ferait plaisir, et je me suis d‚vou‚.  Donc, ‚coutez-moi
avec vos six cent mille oreilles, et veuillez excuser les
fautes de l'auteur.¯

Ce d‚but sans fa‡on fut fort go–t‚ des assistants, qui
exprimŠrent leur contentement par un immense murmure de
satisfaction.

®Messieurs, dit-il, aucune marque d'approbation ou
d'improbation n'est interdite.  Ceci convenu, je commence. 
Et d'abord, ne l'oubliez pas, vous avez affaire … un
ignorant, mais son ignorance va si loin qu'il ignore mˆme
les difficult‚s.  Il lui a donc paru que c'‚tait chose
simple, naturelle, facile, de prendre passage dans un
projectile et de partir pour la Lune.  Ce voyage-l… devait
se faire t“t ou tard, et quant au mode de locomotion adopt‚,
il suit tout simplement la loi du progrŠs.  L'homme a
commenc‚ par voyager … quatre pattes, puis, un beau jour,
sur deux pieds, puis en charrette, puis en coche, puis en
patache, puis en diligence, puis en chemin de fer; eh bien! 
le projectile est la voiture de l'avenir, et, … vrai dire,
les planŠtes ne sont que des projectiles, de simples boulets
de canon lanc‚s par la main du Cr‚ateur.  Mais revenons …
notre v‚hicule. Quelques-uns de vous, messieurs, ont pu
croire que la vitesse qui lui sera imprim‚e est excessive;
il n'en est rien; tous les astres l'emportent en rapidit‚,
et la Terre elle-mˆme, dans son mouvement de translation
autour du Soleil, nous entraŒne trois fois plus rapidement. 
Voici quelques exemples. Seulement, je vous demande la
permission de m'exprimer en lieues, car les mesures
am‚ricaines ne me sont pas trŠs familiŠres, et je craindrais
de m'embrouiller dans mes calculs.¯ 

La demande parut toute simple et ne souffrit aucune
difficult‚. L'orateur reprit son discours:

®Voici, messieurs, la vitesse des diff‚rentes planŠtes.  Je
suis oblig‚ d'avouer que, malgr‚ mon ignorance, je connais
fort exactement ce petit d‚tail astronomique; mais avant
deux minutes vous serez aussi savants que moi.  Apprenez
donc que Neptune fait cinq mille lieues … l'heure; Uranus,
sept mille; Saturne, huit mille huit cent cinquante-huit;
Jupiter, onze mille six cent soixante-quinze; Mars,
vingt-deux mille onze; la Terre, vingt-sept mille cinq
cents; V‚nus, trente-deux mille cent quatre-vingt-dix;
Mercure, cinquante-deux mille cinq cent vingt; certaines
comŠtes, quatorze cent mille lieues dans leur p‚rih‚lie! 
Quant … nous, v‚ritables flƒneurs, gens peu press‚s, notre
vitesse ne d‚passera pas neuf mille neuf cents lieues, et
elle ira toujours en d‚croissant!  Je vous demande s'il y a
l… de quoi s'extasier, et n'est-il pas ‚vident que tout cela
sera d‚pass‚ quelque jour par des vitesses plus grandes
encore, dont la lumiŠre ou l'‚lectricit‚ seront probablement
les agents m‚caniques?¯

Personne ne parut mettre en doute cette affirmation de
Michel Ardan.

®Mes chers auditeurs, reprit-il, … en croire certains
esprits born‚s -- c'est le qualificatif qui leur convient
--, l'humanit‚ serait renferm‚e dans un cercle de Popilius
qu'elle ne saurait franchir, et condamn‚e … v‚g‚ter sur ce
globe sans jamais pouvoir s'‚lancer dans les espaces
plan‚taires!  Il n'en est rien!  On va aller … la Lune, on
ira aux planŠtes, on ira aux ‚toiles, comme on va
aujourd'hui de Liverpool … New York, facilement, rapidement,
s–rement, et l'oc‚an atmosph‚rique sera bient“t travers‚
comme les oc‚ans de la Lune!  La distance n'est qu'un mot
relatif, et finira par ˆtre ramen‚e … z‚ro.¯

L'assembl‚e, quoique trŠs mont‚e en faveur du h‚ros
fran‡ais, resta un peu interdite devant cette audacieuse
th‚orie.  Michel Ardan parut le comprendre.

®Vous ne semblez pas convaincus, mes braves h“tes, reprit-il
avec un aimable sourire.  Eh bien!  raisonnons un peu. 
Savez-vous quel temps il faudrait … un train express pour
atteindre la Lune?  Trois cents jours.  Pas davantage.  Un
trajet de quatre-vingt-six mille quatre cent dix lieues,
mais qu'est-ce que cela?  Pas mˆme neuf fois le tour de la
Terre, et il n'est point de marins ni de voyageurs un peu
d‚gourdis qui n'aient fait plus de chemin pendant leur
existence.  Songez donc que je ne serai que
quatre-vingt-dix-sept heures en route!  Ah!  vous vous
figurez que la Lune est ‚loign‚e de la Terre et qu'il faut y
regarder … deux fois avant de tenter l'aventure!  Mais que
diriez-vous donc s'il s'agissait d'aller … Neptune, qui
gravite … onze cent quarante-sept millions de lieues du
Soleil!  Voil… un voyage que peu de gens pourraient faire,
s'il co–tait seulement cinq sols par kilomŠtre!  Le baron de
Rothschild lui-mˆme, avec son milliard, n'aurait pas de quoi
payer sa place, et faute de cent quarante-sept millions, il
resterait en route!¯

Cette fa‡on d'argumenter parut beaucoup plaire …
l'assembl‚e; d'ailleurs Michel Ardan, plein de son sujet,
s'y lan‡ait … corps perdu avec un entrain superbe; il se
sentait avidement ‚cout‚, et reprit avec une admirable
assurance:

®Eh bien!  mes amis, cette distance de Neptune au Soleil
n'est rien encore, si on la compare … celle des ‚toiles; en
effet, pour ‚valuer l'‚loignement de ces astres, il faut
entrer dans cette num‚ration ‚blouissante o— le plus petit
nombre a neuf chiffres, et prendre le milliard pour unit‚. 
Je vous demande pardon d'ˆtre si ferr‚ sur cette question,
mais elle est d'un int‚rˆt palpitant.  coutez et jugez! 
Alpha du Centaure est … huit mille milliards de lieues, V‚ga
… cinquante mille milliards, Sirius … cinquante mille
milliards, Arcturus … cinquante-deux mille milliards, la
Polaire … cent dix-sept mille milliards, la ChŠvre … cent
soixante-dix mille milliards, les autres ‚toiles … des mille
et des millions et des milliards de milliards de lieues!  Et
l'on viendrait parler de la distance qui s‚pare les planŠtes
du Soleil!  Et l'on soutiendrait que cette distance existe! 
Erreur! fausset‚!  aberration des sens!  Savez-vous ce que
je pense de ce monde qui commence … l'astre radieux et finit
… Neptune?  Voulez-vous connaŒtre ma th‚orie?  Elle est bien
simple! Pour moi, le monde solaire est un corps solide,
homogŠne; les planŠtes qui le composent se pressent, se
touchent, adhŠrent, et l'espace existant entre elles n'est
que l'espace qui s‚pare les mol‚cules du m‚tal le plus
compacte, argent ou fer, or ou platine!  J'ai donc le droit
d'affirmer, et je r‚pŠte avec une conviction qui vous
p‚n‚trera tous: ®La distance est un vain mot, la distance
n'existe pas!¯

®Bien dit!  Bravo!  Hurrah!¯  s'‚cria d'une seule voix
l'assembl‚e ‚lectris‚e par le geste, par l'accent de
l'orateur, par la hardiesse de ses conceptions.

®Non!  s'‚cria J.-T. Maston plus ‚nergiquement que les
autres, la distance n'existe pas!¯

Et, emport‚ par la violence de ses mouvements, par l'‚lan de
son corps qu'il eut peine … maŒtriser, il faillit tomber du
haut de l'estrade sur le sol.  Mais il parvint … retrouver
son ‚quilibre, et il ‚vita une chute qui lui e–t brutalement
prouv‚ que la distance n'‚tait pas un vain mot.  Puis le
discours de l'entraŒnant orateur reprit son cours.

®Mes amis, dit Michel Ardan, je pense que cette question est
maintenant r‚solue.  Si je ne vous ai pas convaincus tous,
c'est que j'ai ‚t‚ timide dans mes d‚monstrations, faible
dans mes arguments, et il faut en accuser l'insuffisance de
mes ‚tudes th‚oriques.  Quoi qu'il en soit, je vous le
r‚pŠte, la distance de la Terre … son satellite est
r‚ellement peu importante et indigne de pr‚occuper un esprit
s‚rieux.  Je ne crois donc pas trop m'avancer en disant
qu'on ‚tablira prochainement des trains de projectiles, dans
lesquels se fera commod‚ment le voyage de la Terre … la
Lune.  Il n'y aura ni choc, ni secousse, ni d‚raillement …
craindre, et l'on atteindra le but rapidement, sans fatigue,
en ligne droite, ®… vol d'abeille¯, pour parler le langage
de vos trappeurs.  Avant vingt ans, la moiti‚ de la Terre
aura visit‚ la Lune!¯

®Hurrah!  hurrah pour Michel Ardan!¯  s'‚criŠrent les
assistants, mˆme les moins convaincus.

®Hurrah pour Barbicane!¯ r‚pondit modestement l'orateur.

Cet acte de reconnaissance envers le promoteur de
l'entreprise fut accueilli par d'unanimes applaudissements.

®Maintenant, mes amis, reprit Michel Ardan, si vous avez
quelque question … m'adresser, vous embarrasserez ‚videmment
un pauvre homme comme moi, mais je tƒcherai cependant de
vous r‚pondre.¯

Jusqu'ici, le pr‚sident du Gun-Club avait lieu d'ˆtre trŠs
satisfait de la tournure que prenait la discussion.  Elle
portait sur ces th‚ories sp‚culatives dans lesquelles Michel
Ardan, entraŒn‚ par sa vive imagination, se montrait fort
brillant.  Il fallait donc l'empˆcher de d‚vier vers les
questions pratiques, dont il se f–t moins bien tir‚, sans
doute.  Barbicane se hƒta de prendre la parole, et il
demanda … son nouvel ami s'il pensait que la Lune ou les
planŠtes fussent habit‚es.

®C'est un grand problŠme que tu me poses l…, mon digne
pr‚sident, r‚pondit l'orateur en souriant; cependant, si je
ne me trompe, des hommes de grande intelligence, Plutarque,
Swedenborg, Bernardin de Saint-Pierre et beaucoup d'autres
se sont prononc‚s pour l'affirmative.  En me pla‡ant au
point de vue de la philosophie naturelle, je serais port‚ …
penser comme eux; je me dirais que rien d'inutile n'existe
en ce monde, et, r‚pondant … ta question par une autre
question, ami Barbicane, j'affirmerais que si les mondes
sont habitables, ou ils sont habit‚s, ou ils l'ont ‚t‚, ou
ils le seront.¯

®TrŠs bien!¯  s'‚criŠrent les premiers rangs des
spectateurs, dont 'opinion avait force de loi pour les
derniers.

®On ne peut r‚pondre avec plus de logique et de justesse,
dit le pr‚sident du Gun-Club.  La question revient donc …
celle-ci: Les mondes sont-ils habitables?  Je le crois, pour
ma part.¯

®Et moi, j'en suis certain,¯ r‚pondit Michel Ardan.

®Cependant, r‚pliqua l'un des assistants, il y a des
arguments contre l'habitabilit‚ des mondes.  Il faudrait
‚videmment dans la plupart que les principes de la vie
fussent modifi‚s.  Ainsi, pour ne parler que des planŠtes,
on doit ˆtre br–l‚ dans les unes et gel‚ dans les autres,
suivant qu'elles sont plus ou moins ‚loign‚es du Soleil.¯

®Je regrette, r‚pondit Michel Ardan, de ne pas connaŒtre
personnellement mon honorable contradicteur, car
j'essaierais de lui ‚pondre.  Son objection a sa valeur,
mais je crois qu'on peut la combattre avec quelque succŠs,
ainsi que toutes celles dont l'habitabilit‚ des mondes a ‚t‚
l'objet.  Si j'‚tais physicien, je dirais que, s'il y a
moins de calorique mis en mouvement dans les planŠtes
voisines du Soleil, et plus, au contraire, dans les planŠtes
‚loign‚es, ce simple ph‚nomŠne suffit pour ‚quilibrer la
chaleur et rendre la temp‚rature de ces mondes supportable …
des ˆtres organis‚s comme nous le sommes.  Si j'‚tais
naturaliste, je lui dirais, aprŠs beaucoup de savants
illustres, que la nature nous fournit sur la terre des
exemples d'animaux vivant dans des conditions bien diverses
d'habitabilit‚; que les poissons respirent dans un milieu
mortel aux autres animaux; que les amphibies ont une double
existence assez difficile … expliquer; que certains
habitants des mers se maintiennent dans les couches d'une
grande profondeur et y supportent sans ˆtre ‚cras‚s des
pressions de cinquante ou soixante atmosphŠres; que divers
insectes aquatiques, insensibles … la temp‚rature, se
rencontrent … la fois dans les sources d'eau bouillante et
dans les plaines glac‚es de l'oc‚an Polaire; enfin, qu'il
faut reconnaŒtre … la nature une diversit‚ dans ses moyens
d'action souvent incompr‚hensible, mais non moins r‚elle, et
qui va jusqu'… la toute-puissance.  Si j'‚tais chimiste, je
lui dirais que les a‚rolithes, ces corps ‚videmment form‚s
en dehors du monde terrestre, ont r‚v‚l‚ … l'analyse des
traces indiscutables de carbone; que cette substance ne doit
son origine qu'… des ˆtres organis‚s, et que, d'aprŠs les
exp‚riences de Reichenbach, elle a d– ˆtre n‚cessairement
®animalis‚e¯.  Enfin, si j'‚tais th‚ologien, je lui dirais
que la R‚demption divine semble, suivant saint Paul, s'ˆtre
appliqu‚e non seulement … la Terre, mais … tous les mondes
c‚lestes.  Mais je ne suis ni th‚ologien, ni chimiste, ni
naturaliste, ni physicien.  Aussi, dans ma parfaite
ignorance des grandes lois qui r‚gissent l'univers, je me
borne … r‚pondre: Je ne sais pas si les mondes sont habit‚s,
et, comme je ne le sais pas, je vais y voir!¯

L'adversaire des th‚ories de Michel Ardan hasarda-t-il
d'autres arguments?  Il est impossible de le dire, car les
cris fr‚n‚tiques de la foule eussent empˆch‚ toute opinion
de se faire jour.  Lorsque le silence se fut r‚tabli jusque
dans les groupes les plus ‚loign‚s, le triomphant orateur se
contenta d'ajouter les consid‚rations suivantes:

®Vous pensez bien, mes braves Yankees, qu'une si grande
question est … peine effleur‚e par moi; je ne viens point
vous faire ici un cours public et soutenir une thŠse sur ce
vaste sujet.  Il y a toute une autre s‚rie d'arguments en
faveur de l'habitabilit‚ des mondes.  Je la laisse de c“t‚.
Permettez-moi seulement d'insister sur un point.  Aux gens
qui soutiennent que les planŠtes ne sont pas habit‚es, il
faut r‚pondre: Vous pouvez avoir raison, s'il est d‚montr‚
que la Terre est le meilleur des mondes possible, mais cela
n'est pas, quoi qu'en ait dit Voltaire.  Elle n'a qu'un
satellite, quand Jupiter, Uranus, Saturne, Neptune, en ont
plusieurs … leur service, avantage qui n'est point …
d‚daigner.  Mais ce qui rend surtout notre globe peu
confortable, c'est l'inclinaison de son axe sur son orbite. 
De l… l'in‚galit‚ des jours et des nuits; de l… cette
diversit‚ fƒcheuse des saisons.  Sur notre malheureux
sph‚ro‹de, il fait toujours trop chaud ou trop froid; on y
gŠle en hiver, on y br–le en ‚t‚; c'est la planŠte aux
rhumes, aux coryzas et aux fluxions de poitrine, tandis qu'…
la surface de Jupiter, par exemple, o— l'axe est trŠs peu
inclin‚ [L'inclinaison de l'axe de Jupiter sur son orbite
n'est que de 3ø 5'.], les habitants pourraient jouir de
temp‚ratures invariables; il y a la zone des printemps, la
zone des ‚t‚s, la zone des automnes et la zone des hivers
perp‚tuels; chaque Jovien peut choisir le climat qui lui
plaŒt et se mettre pour toute sa vie … l'abri des variations
de la temp‚rature.  Vous conviendrez sans peine de cette
sup‚riorit‚ de Jupiter sur notre planŠte, sans parler de ses
ann‚es, qui durent douze ans chacune!  De plus, il est
‚vident pour moi que, sous ces auspices et dans ces
conditions merveilleuses d'existence, les habitants de ce
monde fortun‚ sont des ˆtres sup‚rieurs, que les savants y
sont plus savants, que les artistes y sont plus artistes,
que les m‚chants y sont moins m‚chants, et que les bons y
sont meilleurs.  H‚las!  que manque-t-il … notre sph‚ro‹de
pour atteindre cette perfection?  Peu de chose!  Un axe de
rotation moins inclin‚ sur le plan de son orbite. ¯

®Eh bien!  s'‚cria une voix imp‚tueuse, unissons nos
efforts, inventons des machines et redressons l'axe de la
Terre!¯

Un tonnerre d'applaudissements ‚clata … cette proposition,
dont l'auteur ‚tait et ne pouvait ˆtre que J.-T. Maston.  Il
est probable que le fougueux secr‚taire avait ‚t‚ emport‚
par ses instincts d'ing‚nieur … hasarder cette hardie
proposition.  Mais, il faut le dire -- car c'est la v‚rit‚
--, beaucoup l'appuyŠrent de leurs cris, et sans doute,
s'ils avaient eu le point d'appui r‚clam‚ par ArchimŠde, les
Am‚ricains auraient construit un levier capable de soulever
le monde et de redresser son axe.  Mais le point d'appui,
voil… ce qui manquait … ces t‚m‚raires m‚caniciens.

N‚anmoins, cette id‚e ®‚minemment pratique¯ eut un succŠs
‚norme; la discussion fut suspendue pendant un bon quart
d'heure, et longtemps, bien longtemps encore, on parla dans
les tats-Unis d'Am‚rique de la proposition formul‚e si
‚nergiquement par le secr‚taire perp‚tuel du Gun-Club.




XX

ATTAQUE ET RIPOSTE


Cet incident semblait devoir terminer la discussion. 
C'‚tait le ®mot de la fin¯, et l'on n'e–t pas trouv‚ mieux. 
Cependant, quand l'agitation se fut calm‚e, on entendit ces
paroles prononc‚es d'une voix forte et s‚vŠre:

®Maintenant que l'orateur a donn‚ une large part … la
fantaisie, voudra-t-il bien rentrer dans son sujet, faire
moins de th‚ories et discuter la partie pratique de son
exp‚dition?¯

Tous les regards se dirigŠrent vers le personnage qui
parlait ainsi.  C'‚tait un homme maigre, sec, d'une figure
‚nergique, avec une barbe taill‚e … l'am‚ricaine qui
foisonnait sous son menton.  A la faveur des diverses
agitations produites dans l'assembl‚e, il avait peu … peu
gagn‚ le premier rang des spectateurs.  L…, les bras
crois‚s, l'oeil brillant et hardi, il fixait
imperturbablement le h‚ros du meeting.  AprŠs avoir formul‚
sa demande, il se tut et ne parut pas s'‚mouvoir des
milliers de regards qui convergeaient vers lui, ni du
murmure d‚sapprobateur excit‚ par ses paroles.  La r‚ponse
se faisant attendre, il posa de nouveau sa question avec le
mˆme accent net et pr‚cis, puis il ajouta:

®Nous sommes ici pour nous occuper de la Lune et non de la
Terre.¯

®Vous avez raison, monsieur, r‚pondit Michel Ardan, la
discussion s'est ‚gar‚e.  Revenons … la Lune.¯

®Monsieur, reprit l'inconnu, vous pr‚tendez que notre
satellite est habit‚.  Bien.  Mais s'il existe des
S‚l‚nites, ces gens-l…, … coup s–r, vivent sans respirer,
car -- je vous en pr‚viens dans votre int‚rˆt -- il n'y a
pas la moindre mol‚cule d'air … la surface de la Lune.¯

A cette affirmation, Ardan redressa sa fauve criniŠre; il
comprit que la lutte allait s'engager avec cet homme sur le
vif de la question. Il le regarda fixement … son tour, et
dit:

®Ah!  il n'a pas d'air dans la Lune!  Et qui pr‚tend cela,
s'il vous plaŒt?¯

®Les savants.¯

®Vraiment?¯

®Vraiment.¯

®Monsieur, reprit Michel, toute plaisanterie … part, j'ai
une profonde estime pour les savants qui savent, mais un
profond d‚dain pour les savants qui ne savent pas.¯

®Vous en connaissez qui appartiennent … cette derniŠre
cat‚gorie?¯

®ParticuliŠrement. En France, il y en a un qui soutient que
®math‚matiquement¯ l'oiseau ne peut pas voler, et un autre
dont les th‚ories d‚montrent que le poisson n'est pas fait
pour vivre dans l'eau.¯

®Il ne s'agit pas de ceux-l…, monsieur, et je pourrais citer
… l'appui de ma proposition des noms que vous ne r‚cuseriez
pas.¯

®Alors, monsieur, vous embarrasseriez fort un pauvre
ignorant qui, d'ailleurs, ne demande pas mieux que de
s'instruire!¯

®Pourquoi donc abordez-vous les questions scientifiques si
vous ne les avez pas ‚tudi‚es?¯  demanda l'inconnu assez
brutalement.

®Pourquoi!  r‚pondit Ardan.  Par la raison que celui-l… est
toujours brave qui ne soup‡onne pas le danger!  Je ne sais
rien, c'est vrai, mais c'est pr‚cis‚ment ma faiblesse qui
fait ma force.¯

®Votre faiblesse va jusqu'… la folie,¯ s'‚cria l'inconnu
d'un ton de mauvaise humeur.

®Eh!  tant mieux, riposta le Fran‡ais, si ma folie me mŠne
jusqu'… la Lune!¯

Barbicane et ses collŠgues d‚voraient des yeux cet intrus
qui venait si hardiment se jeter au travers de l'entreprise. 
Aucun ne le connaissait, et le pr‚sident, peu rassur‚ sur
les suites d'une discussion si franchement pos‚e, regardait
son nouvel ami avec une certaine appr‚hension.  L'assembl‚e
‚tait attentive et s‚rieusement inquiŠte, car cette lutte
avait pour r‚sultat d'appeler son attention sur les dangers
ou mˆme les v‚ritables impossibilit‚s de l'exp‚dition.

®Monsieur, reprit l'adversaire de Michel Ardan, les raisons
sont nombreuses et indiscutables qui prouvent l'absence de
toute atmosphŠre autour de la Lune.  Je dirai mˆme _a
priori_ que, si cette atmosphŠre a jamais exist‚, elle a d–
ˆtre soutir‚e par la Terre.  Mais j'aime mieux vous opposer
des faits irr‚cusables.¯

®Opposez, monsieur, r‚pondit Michel Ardan avec une
galanterie parfaite, opposez tant qu'il vous plaira!¯

®Vous savez, dit l'inconnu, que lorsque des rayons lumineux
traversent un milieu tel que l'air, ils sont d‚vi‚s de la
ligne droite, ou, en d'autres termes, qu'ils subissent une
r‚fraction.  Eh bien!  lorsque des ‚toiles sont occult‚es
par la Lune, jamais leurs rayons, en rasant les bords du
disque, n'ont ‚prouv‚ la moindre d‚viation ni donn‚ le plus
l‚ger indice de r‚fraction.  De l… cette cons‚quence
‚vidente que la Lune n'est pas envelopp‚e d'une atmosphŠre.¯

On regarda le Fran‡ais, car, l'observation une fois admise,
les cons‚quences en ‚taient rigoureuses.

®En effet, r‚pondit Michel Ardan, voil… votre meilleur
argument, pour ne pas dire le seul, et un savant serait
peut-ˆtre embarrass‚ d'y r‚pondre; moi, je vous dirai
seulement que cet argument n'a pas une valeur absolue, parce
qu'il suppose le diamŠtre angulaire de la Lune parfaitement
d‚termin‚, ce qui n'est pas.  Mais passons, et dites-moi,
mon cher monsieur, si vous admettez l'existence de volcans …
la surface de la Lune.¯

®Des volcans ‚teints, oui; enflamm‚s, non.¯

®Laissez-moi croire pourtant, et sans d‚passer les bornes de
la logique, que ces volcans ont ‚t‚ en activit‚ pendant une
certaine p‚riode!¯

®Cela est certain, mais comme ils pouvaient fournir
eux-mˆmes l'oxygŠne n‚cessaire … la combustion, le fait de
leur ‚ruption ne prouve aucunement la pr‚sence d'une
atmosphŠre lunaire.¯

®Passons alors, r‚pondit Michel Ardan, et laissons de c“t‚
ce genre d'arguments pour arriver aux observations directes. 
Mais je vous pr‚viens que je vais mettre des noms en avant.¯

®Mettez.¯

®Je mets.  En 1715, les astronomes Louville et Halley,
observant l'‚clipse du 3 mai, remarquŠrent certaines
fulminations d'une nature bizarre.  Ces ‚clats de lumiŠre,
rapides et souvent renouvel‚s, furent attribu‚s par eux …
des orages qui se d‚chaŒnaient dans l'atmosphŠre de la
Lune.¯

®En 1715, r‚pliqua l'inconnu, les astronomes Louville et
Halley ont pris pour des ph‚nomŠnes lunaires des ph‚nomŠnes
purement terrestres, tels que bolides ou autres, qui se
produisaient dans notre atmosphŠre.  Voil… ce qu'ont r‚pondu
les savants … l'‚nonc‚ de ces faits, et ce que je r‚ponds
avec eux.¯

®Passons encore, r‚pondit Ardan, sans ˆtre troubl‚ de la
riposte.  Herschell, en 1787, n'a-t-il pas observ‚ un grand
nombre de points lumineux … la surface de la Lune?¯

®Sans doute; mais sans s'expliquer sur l'origine de ces
points lumineux, Herschell lui-mˆme n'a pas conclu de leur
apparition … la n‚cessit‚ d'une atmosphŠre lunaire.¯

®Bien r‚pondu, dit Michel Ardan en complimentant son
adversaire; je vois que vous ˆtes trŠs fort en
s‚l‚nographie.¯

®TrŠs fort, monsieur, et j'ajouterai que les plus habiles
observateurs, ceux qui ont le mieux ‚tudi‚ l'astre des
nuits, MM. Beer et Moelder, sont d'accord sur le d‚faut
absolu d'air … sa surface.¯

Un mouvement se fit dans l'assistance, qui parut s'‚mouvoir
des arguments de ce singulier personnage.

®Passons toujours, r‚pondit Michel Ardan avec le plus grand
calme, et arrivons maintenant … un fait important.  Un
habile astronome fran‡ais, M. Laussedat, en observant
l'‚clipse du 18 juillet 1860, constata que les cornes du
croissant solaire ‚taient arrondies et tronqu‚es.  Or, ce
ph‚nomŠne n'a pu ˆtre produit que par une d‚viation des
rayons du soleil … travers l'atmosphŠre de la Lune, et il
n'a pas d'autre explication possible.¯

®Mais le fait est-il certain?¯  demanda vivement l'inconnu.

®Absolument certain!¯

Un mouvement inverse ramena l'assembl‚e vers son h‚ros
favori, dont l'adversaire resta silencieux.  Ardan reprit la
parole, et sans tirer vanit‚ de son dernier avantage, il dit
simplement: ®Vous voyez donc bien, mon cher monsieur, qu'il
ne faut pas se prononcer d'une fa‡on absolue contre
l'existence d'une atmosphŠre … la surface de la Lune; cette
atmosphŠre est probablement peu dense, assez subtile, mais
aujourd'hui la science admet g‚n‚ralement qu'elle existe.¯

®Pas sur les montagnes, ne vous en d‚plaise,¯ riposta
l'inconnu, qui n'en voulait pas d‚mordre.

®Non, mais au fond des vall‚es, et ne d‚passant pas en
hauteur quelques centaines de pieds.¯

®En tout cas, vous feriez bien de prendre vos pr‚cautions,
car cet air sera terriblement rar‚fi‚.¯

®Oh!  mon brave monsieur, il y en aura toujours assez pour
un homme seul; d'ailleurs, une fois rendu l…-haut, je
tƒcherai de l'‚conomiser de mon mieux et de ne respirer que
dans les grandes occasions!¯

Un formidable ‚clat de rire vint tonner aux oreilles du
myst‚rieux interlocuteur, qui promena ses regards sur
l'assembl‚e, en la bravant avec fiert‚.

®Donc, reprit Michel Ardan d'un air d‚gag‚, puisque nous
sommes d'accord sur la pr‚sence d'une certaine atmosphŠre,
nous voil… forc‚s d'admettre la pr‚sence d'une certaine
quantit‚ d'eau.  C'est une cons‚quence dont je me r‚jouis
fort pour mon compte.  D'ailleurs, mon aimable
contradicteur, permettez-moi de vous soumettre encore une
observation.  Nous ne connaissons qu'un c“t‚ du disque de la
Lune, et s'il y a peu d'air sur la face qui nous regarde, il
est possible qu'il y en ait beaucoup sur la face oppos‚e.¯

®Et pour quelle raison?¯

®Parce que la Lune, sous l'action de l'attraction terrestre,
a pris la forme d'un oeuf que nous apercevons par le petit
bout.  De l… cette cons‚quence due aux calculs de Hansen,
que son centre de gravit‚ est situ‚ dans l'autre h‚misphŠre. 
De l… cette conclusion que toutes les masses d'air et d'eau
ont d– ˆtre entraŒn‚es sur l'autre face de notre satellite
aux premiers jours de sa cr‚ation.¯

®Pures fantaisies!¯  s'‚cria l'inconnu.

®Non!  pures th‚ories, qui sont appuy‚es sur les lois de la
m‚canique, et il me paraŒt difficile de les r‚futer.  J'en
appelle donc … cette assembl‚e, et je mets aux voix la
question de savoir si la vie, telle qu'elle existe sur la
Terre, est possible … la surface de la Lune?¯

Trois cent mille auditeurs … la fois applaudirent … la
proposition. L'adversaire de Michel Ardan voulait encore
parler, mais il ne pouvait plus se faire entendre.  Les
cris, les menaces fondaient sur lui comme la grˆle.

®Assez!  assez!¯  disaient les uns.

®Chassez cet intrus!¯  r‚p‚taient les autres.

®A la porte!  … la porte!¯ s'‚criait la foule irrit‚e.

Mais lui, ferme, cramponn‚ … l'estrade, ne bougeait pas et
laissait passer l'orage, qui e–t pris des proportions
formidables, si Michel Ardan ne l'e–t apais‚ d'un geste.  Il
‚tait trop chevaleresque pour abandonner son contradicteur
dans une semblable extr‚mit‚.

®Vous d‚sirez ajouter quelques mots? ¯ lui demanda-t-il du
ton le plus gracieux.

®Oui!  cent, mille, r‚pondit l'inconnu avec emportement.  Ou
plut“t, non, un seul!  Pour pers‚v‚rer dans votre
entreprise, il faut que vous soyez...¯

®Imprudent!  Comment pouvez-vous me traiter ainsi, moi qui
ai demand‚ un boulet cylindro-conique … mon ami Barbicane,
afin de ne pas tourner en route … la fa‡on des ‚cureuils?¯

®Mais, malheureux, l'‚pouvantable contrecoup vous mettra en
piŠces au d‚part!¯

®Mon cher contradicteur, vous venez de poser le doigt sur la
v‚ritable et la seule difficult‚; cependant, j'ai trop bonne
opinion du g‚nie industriel des Am‚ricains pour croire
qu'ils ne parviendront pas … la r‚soudre!¯

®Mais la chaleur d‚velopp‚e par la vitesse du projectile en
traversant les couches d'air?¯

®Oh!  ses parois sont ‚paisses, et j'aurai si rapidement
franchi l'atmosphŠre!¯

®Mais des vivres?  de l'eau?¯

®J'ai calcul‚ que je pouvais en emporter pour un an, et ma
travers‚e durera quatre jours!¯

®Mais de l'air pour respirer en route?¯

®J'en ferai par des proc‚d‚s chimiques.¯

®Mais votre chute sur la Lune, si vous y arrivez jamais?¯

®Elle sera six fois moins rapide qu'une chute sur la Terre,
puisque la pesanteur est six fois moindre … la surface de la
Lune.¯

®Mais elle sera encore suffisante pour vous briser comme du
verre!¯

®Et qui m'empˆchera de retarder ma chute au moyen de fus‚es
convenablement dispos‚es et enflamm‚es en temps utile?¯

®Mais enfin, en supposant que toutes les difficult‚s soient
r‚solues, tous les obstacles aplanis, en r‚unissant toutes
les chances en votre faveur, en admettant que vous arriviez
sain et sauf dans la Lune, comment reviendrez-vous?¯

®Je ne reviendrai pas!¯

A cette r‚ponse, qui touchait au sublime par sa simplicit‚,
l'assembl‚e demeura muette Mais son silence fut plus
‚loquent que n'eussent ‚t‚ ses cris d'enthousiasme. 
L'inconnu en profita pour protester une derniŠre fois.

®Vous vous tuerez infailliblement, s'‚cria-t-il, et votre
mort, qui n'aura ‚t‚ que la mort d'un insens‚, n'aura pas
mˆme servi la science!¯

®Continuez, mon g‚n‚reux inconnu, car v‚ritablement vous
pronostiquez d'une fa‡on fort agr‚able.¯

®Ah!  c'en est trop!  s'‚cria l'adversaire de Michel Ardan,
et je ne sais pas pourquoi je continue une discussion aussi
peu s‚rieuse!  Poursuivez … votre aise cette folle
entreprise!  Ce n'est pas … vous qu'il faut s'en prendre!¯

®Oh!  ne vous gˆnez pas!¯

®Non!  c'est un autre qui portera la responsabilit‚ de vos
actes! ¯

®Et qui donc, s'il vous plaŒt?¯  demanda Michel Ardan d'une
voix imp‚rieuse.

®L'ignorant qui a organis‚ cette tentative aussi impossible
que ridicule!¯

L'attaque ‚tait directe.  Barbicane, depuis l'intervention
de l'inconnu, faisait de violents efforts pour se contenir,
et a br–ler sa fum‚e comme certains foyers de chaudiŠres;
mais, en se voyant si outrageusement d‚sign‚, il se leva
pr‚cipitamment et allait marcher … l'adversaire qui le
bravait en face, quand il se vit subitement s‚par‚ de lui.

L'estrade fut enlev‚e tout d'un coup par cent bras
vigoureux, et le pr‚sident du Gun-Club dut partager avec
Michel Ardan les honneurs du triomphe.  Le pavois ‚tait
lourd, mais les porteurs se relayaient sans cesse, et chacun
se disputait, luttait, combattait pour prˆter … cette
manifestation l'appui de ses ‚paules.

Cependant l'inconnu n'avait point profit‚ du tumulte pour
quitter la place.  L'aurait-il pu, d'ailleurs, au milieu de
cette foule compacte?  Non, sans doute.  En tout cas, il se
tenait au premier rang, les bras crois‚s, et d‚vorait des
yeux le pr‚sident Barbicane.

Celui-ci ne le perdait pas de vue, et les regards de ces
deux hommes demeuraient engag‚s comme deux ‚p‚es
fr‚missantes.

Les cris de l'immense foule se maintinrent … leur maximum
d'intensit‚ pendant cette marche triomphale.  Michel Ardan
se laissait faire avec un plaisir ‚vident.  Sa face
rayonnait.  Quelquefois l'estrade semblait prise de tangage
et de roulis comme un navire battu des flots.  Mais les deux
h‚ros du meeting avaient le pied marin; ils ne bronchaient
pas, et leur vaisseau arriva sans avaries au port de
Tampa-Town.  Michel Ardan parvint heureusement … se d‚rober
aux derniŠres ‚treintes de ses vigoureux admirateurs; il
s'enfuit … l'h“tel Franklin, gagna prestement sa chambre et
se glissa rapidement dans son lit, tandis qu'une arm‚e de
cent mille hommes veillait sous ses fenˆtres.

Pendant ce temps, une scŠne courte, grave, d‚cisive, avait
lieu entre le personnage myst‚rieux et le pr‚sident du
Gun-Club.

Barbicane, libre enfin, ‚tait all‚ droit … son adversaire. 

®Venez!¯ dit-il d'une voix brŠve.

Celui-ci le suivit sur le quai, et bient“t tous les deux se
trouvŠrent seuls … l'entr‚e d'un wharf ouvert sur le
Jone's-Fall.

L…, ces ennemis, encore inconnus l'un … l'autre, se
regardŠrent.

®Qui ˆtes-vous?¯ demanda Barbicane.

®Le capitaine Nicholl.¯

®Je m'en doutais.  Jusqu'ici le hasard ne vous avait jamais
jet‚ sur mon chemin...¯

®Je suis venu m'y mettre!¯

®Vous m'avez insult‚!¯

®Publiquement.¯

®Et vous me rendrez raison de cette insulte.¯

®A l'instant.¯

®Non.  Je d‚sire que tout se passe secrŠtement entre nous. 
Il y a un bois situ‚ … trois milles de Tampa, le bois de
Skersnaw.  Vous le connaissez?¯

®Je le connais.¯

®Vous plaira-t-il d'y entrer demain matin … cinq heures par
un c“t‚?...¯

®Oui, si … la mˆme heure vous entrez par l'autre c“t‚.¯

®Et vous n'oublierez pas votre rifle?¯  dit Barbicane.

®Pas plus que vous n'oublierez le v“tre¯, r‚pondit Nicholl.

Sur ces paroles froidement prononc‚es, le pr‚sident du
Gun-Club et le capitaine se s‚parŠrent.  Barbicane revint …
sa demeure, mais au lieu de prendre quelques heures de
repos, il passa la nuit … chercher les moyens d'‚viter le
contrecoup du projectile et de r‚soudre ce difficile
problŠme pos‚ par Michel Ardan dans la discussion du
meeting.




XXI

COMMENT UN FRAN€AIS ARRANGE UNE AFFAIRE


Pendant que les conventions de ce duel ‚taient discut‚es
entre le pr‚sident et le capitaine, duel terrible et
sauvage, dans lequel chaque adversaire devient chasseur
d'homme, Michel Ardan se reposait des fatigues du triomphe. 
Se reposer n'est ‚videmment pas une expression juste, car
les lits am‚ricains peuvent rivaliser pour la duret‚ avec
des tables de marbre ou de granit.

Ardan dormait donc assez mal, se tournant, se retournant
entre les serviettes qui lui servaient de draps, et il
songeait … installer une couchette plus confortable dans son
projectile, quand un bruit violent vint l'arracher … ses
rˆves.  Des coups d‚sordonn‚s ‚branlaient sa porte.  Ils
semblaient ˆtre port‚s avec un instrument de fer.  De
formidables ‚clats de voix se mˆlaient … ce tapage un peu
trop matinal.

®Ouvre!  criait-on.  Mais, au nom du Ciel, ouvre donc!¯

Ardan n'avait aucune raison d'acquiescer … une demande si
bruyamment pos‚e.  Cependant il se leva et ouvrit sa porte,
au moment o— elle allait c‚der aux efforts du visiteur
obstin‚.  Le secr‚taire du Gun-Club fit irruption dans la
chambre.  Une bombe ne serait pas entr‚e avec moins de
c‚r‚monie.

®Hier soir, s'‚cria J.-T. Maston _ex abrupto_, notre
pr‚sident a ‚t‚ insult‚ publiquement pendant le meeting!  Il
a provoqu‚ son adversaire, qui n'est autre que le capitaine
Nicholl!  Ils se battent ce matin au bois de Skersnaw!  J'ai
tout appris de la bouche de Barbicane!  S'il est tu‚, c'est
l'an‚antissement de nos projets!  Il faut donc empˆcher ce
duel!  Or, un seul homme au monde peut avoir assez d'empire
sur Barbicane pour l'arrˆter, et cet homme c'est Michel
Ardan!¯

Pendant que J.-T. Maston parlait ainsi, Michel Ardan,
renon‡ant … l'interrompre, s'‚tait pr‚cipit‚ dans son vaste
pantalon, et, moins de deux minutes aprŠs, les deux amis
gagnaient … toutes jambes les faubourgs de Tampa-Town.

Ce fut pendant cette course rapide que Maston mit Ardan au
courant de la situation.  Il lui apprit les v‚ritables
causes de l'inimiti‚ de Barbicane et de Nicholl, comment
cette inimiti‚ ‚tait de vieille date, pourquoi jusque-l…,
grƒce … des amis communs, le pr‚sident et le capitaine ne
s'‚taient jamais rencontr‚s face … face; il ajouta qu'il
s'agissait uniquement d'une rivalit‚ de plaque et de boulet,
et qu'enfin la scŠne du meeting n'avait ‚t‚ qu'une occasion
longtemps cherch‚e par Nicholl de satisfaire de vieilles
rancunes.

Rien de plus terrible que ces duels particuliers …
l'Am‚rique, pendant lesquels les deux adversaires se
cherchent … travers les taillis, se guettent au coin des
halliers et se tirent au milieu des fourr‚s comme des bˆtes
fauves.  C'est alors que chacun d'eux doit envier ces
qualit‚s merveilleuses si naturelles aux Indiens des
Prairies, leur intelligence rapide, leur ruse ing‚nieuse,
leur sentiment des traces, leur flair de l'ennemi.  Une
erreur, une h‚sitation, un faux pas peuvent amener la mort. 
Dans ces rencontres, les Yankees se font souvent accompagner
de leurs chiens et, … la fois chasseurs et gibier, ils se
relancent pendant des heures entiŠres.

®Quels diables de gens vous ˆtes!¯  s'‚cria Michel Ardan,
quand son compagnon lui eut d‚peint avec beaucoup d'‚nergie
toute cette mise en scŠne.¯

®Nous sommes ainsi, r‚pondit modestement J.-T. Maston; mais
hƒtons-nous.¯

Cependant Michel Ardan et lui eurent beau courir … travers
la plaine encore tout humide de ros‚e, franchir les riziŠres
et les creeks,  ouper au plus court, ils ne purent atteindre
avant cinq heures et demie le bois de Skersnaw.  Barbicane
devait avoir pass‚ sa lisiŠre depuis une demi-heure.

L… travaillait un vieux bushman occup‚ … d‚biter en fagots
des arbres abattus sous sa hache.  Maston courut … lui en
criant:

®Avez-vous vu entrer dans le bois un homme arm‚ d'un rifle,
Barbicane, le pr‚sident...  mon meilleur ami?...¯

Le digne secr‚taire du Gun-Club pensait na‹vement que son
pr‚sident devait ˆtre connu du monde entier.  Mais le
bushman n'eut pas l'air de le comprendre.

®Un chasseur,¯ dit alors Ardan.

®Un chasseur?  oui,¯ r‚pondit le bushman.

®Il y a longtemps?¯

®Une heure … peu prŠs.¯

®Trop tard!¯  s'‚cria Maston.

®Et avez-vous entendu des coups de fusil?¯  demanda Michel
Ardan.

®Non.¯

®Pas un seul?¯

®Pas un seul.  Ce chasseur-l… n'a pas l'air de faire bonne
chasse!¯

®Que faire?¯  dit Maston.

®Entrer dans le bois, au risque d'attraper une balle qui ne
nous est pas destin‚e.¯

®Ah!  s'‚cria Maston avec un accent auquel on ne pouvait se
m‚prendre, j'aimerais mieux dix balles dans ma tˆte qu'une
seule dans la tˆte de Barbicane.¯

®En avant donc!¯ reprit Ardan en serrant la main de son
compagnon.

Quelques secondes plus tard, les deux amis disparaissaient
dans le taillis.  C'‚tait un fourr‚ fort ‚pais, fait de
cyprŠs g‚ants, de sycomores, de tulipiers, d'oliviers, de
tamarins, de chˆnes vifs et de magnolias.  Ces divers arbres
enchevˆtraient leurs branches dans un inextricable
pˆle-mˆle, sans permettre … la vue de s'‚tendre au loin. 
Michel Ardan et Maston marchaient l'un prŠs de l'autre,
passant silencieusement … travers les hautes herbes, se
frayant un chemin au milieu des lianes vigoureuses,
interrogeant du regard les buissons ou les branches perdues
dans la sombre ‚paisseur du feuillage et attendant … chaque
pas la redoutable d‚tonation des rifles.  Quant aux traces
que Barbicane avait d– laisser de son passage … travers le
bois, il leur ‚tait impossible de les reconnaŒtre, et ils
marchaient en aveugles dans ces sentiers … peine fray‚s, sur
lesquels un Indien e–t suivi pas … pas la marche de son
adversaire.

AprŠs une heure de vaines recherches, les deux compagnons
s'arrˆtŠrent.  Leur inqui‚tude redoublait.

®Il faut que tout soit fini, dit Maston d‚courag‚.  Un homme
comme Barbicane n'a pas rus‚ avec son ennemi, ni tendu de
piŠge, ni pratiqu‚ de manoeuvre!  Il est trop franc, trop
courageux.  Il est all‚ en avant, droit au danger, et sans
doute assez loin du bushman pour que le vent ait emport‚ la
d‚tonation d'une arme … feu!¯

®Mais nous!  nous!  r‚pondit Michel Ardan, depuis notre
entr‚e sous bois, nous aurions entendu!...¯

®Et si nous sommes arriv‚s trop tard!¯  s'‚cria Maston avec
un accent de d‚sespoir.

Michel Ardan ne trouva pas un mot … r‚pondre; Maston et lui
reprirent leur marche interrompue.  De temps en temps ils
poussaient de grands cris; ils appelaient soit Barbicane,
soit Nicholl; mais ni l'un ni l'autre des deux adversaires
ne r‚pondait … leur voix.  De joyeuses vol‚es d'oiseaux,
‚veill‚s au bruit, disparaissaient entre les branches, et
quelques daims effarouch‚s s'enfuyaient pr‚cipitamment …
travers les taillis.

Pendant une heure encore, la recherche se prolongea.  La
plus grande partie du bois avait ‚t‚ explor‚e.  Rien ne
d‚celait la pr‚sence des combattants.  C'‚tait … douter de
l'affirmation du bushman, et Ardan allait renoncer …
poursuivre plus longtemps une reconnaissance inutile, quand,
tout d'un coup, Maston s'arrˆta.

®Chut!  fit-il.  Quelqu'un l…-bas!¯

®Quelqu'un?  r‚pondit Michel Ardan.¯

®Oui!  un homme!  Il semble immobile.  Son rifle n'est plus
entre ses mains.  Que fait-il donc?¯

®Mais le reconnais-tu?¯  demanda Michel Ardan, que sa vue
basse servait fort mal en pareille circonstance.

®Oui!  oui!¯ Il se retourne, r‚pondit Maston.

®Et c'est?...¯

®Le capitaine Nicholl!¯

®Nicholl!¯ s'‚cria Michel Ardan, qui ressentit un violent
serrement de coeur.

Nicholl d‚sarm‚!  Il n'avait donc plus rien … craindre de
son adversaire?

®Marchons … lui, dit Michel Ardan, nous saurons … quoi nous
en tenir.¯

Mais son compagnon et lui n'eurent pas fait cinquante pas,
qu'ils s'arrˆtŠrent pour examiner plus attentivement le
capitaine.  Ils 'imaginaient trouver un homme alt‚r‚ de sang
et tout entier … sa vengeance!  En le voyant, ils
demeurŠrent stup‚faits.

Un filet … maille serr‚e ‚tait tendu entre deux tulipiers
gigantesques, et, au milieu du r‚seau, un petit oiseau, les
ailes enchevˆtr‚es, se d‚battait en poussant des cris
plaintifs.  L'oiseleur qui avait dispos‚ cette toile
inextricable n'‚tait pas un ˆtre humain mais bien une
venimeuse araign‚e, particuliŠre au pays, grosse comme un
oeuf de pigeon, et munie de pattes ‚normes.  Le hideux
animal, au moment de se pr‚cipiter sur sa proie, avait d–
rebrousser chemin et chercher asile sur les hautes branches
du tulipier, car un ennemi redoutable venait le menacer …
son tour.

En effet, le capitaine Nicholl, son fusil … terre, oubliant
les dangers de sa situation, s'occupait … d‚livrer le plus
d‚licatement possible la victime prise dans les filets de la
monstrueuse araign‚e.  Quand il eut fini, il donna la vol‚e
au petit oiseau, qui battit joyeusement de l'aile et
disparut.

Nicholl, attendri, le regardait fuir … travers les branches, 
quand il entendit ces paroles prononc‚es d'une voix ‚mue:

®Vous ˆtes un brave homme, vous!¯

Il se retourna.  Michel Ardan ‚tait devant lui, r‚p‚tant sur
tous les tons:

®Et un aimable homme!¯

®Michel Ardan!  s'‚cria le capitaine.  Que venez-vous faire
ici, monsieur?¯

®Vous serrer la main, Nicholl, et vous empˆcher de tuer
Barbicane ou d'ˆtre tu‚ par lui.¯

®Barbicane!  s'‚cria le capitaine, que je cherche depuis
deux heures sans le trouver!  O— se cache-t-il?...¯

®Nicholl, dit Michel Ardan, ceci n'est pas poli!  il faut
toujours respecter son adversaire; soyez tranquille, si
Barbicane est vivant,  nous le trouverons, et d'autant plus
facilement que, s'il ne s'est pas amus‚ comme vous …
secourir des oiseaux opprim‚s, il doit vous chercher aussi. 
Mais quand nous l'aurons trouv‚, c'est Michel Ardan qui vous
le dit, il ne sera plus question de duel entre vous.¯

®Entre le pr‚sident Barbicane et moi, r‚pondit gravement
Nicholl, il y a une rivalit‚ telle, que la mort de l'un de
nous...¯

®Allons donc!  allons donc!  reprit Michel Ardan, de braves
gens comme vous, cela a pu se d‚tester, mais cela s'estime. 
Vous ne vous battrez pas.¯

®Je me battrai, monsieur!¯

®Point.¯

®Capitaine, dit alors J.-T. Maston avec beaucoup de coeur,
je suis l'ami du pr‚sident, son _alter ego_, un autre
lui-mˆme; si vous voulez absolument tuer quelqu'un, tirez
sur moi, ce sera exactement la mˆme chose.¯

®Monsieur, dit Nicholl en serrant son rifle d'une main
convulsive, ces plaisanteries...¯

®L'ami Maston ne plaisante pas, r‚pondit Michel Ardan, et je
comprends son id‚e de se faire tuer pour l'homme qu'il aime! 
Mais ni lui ni Barbicane ne tomberont sous les balles du
capitaine Nicholl, car j'ai … faire aux deux rivaux une
proposition si s‚duisante qu'ils s'empresseront de
l'accepter.¯

®Et laquelle?¯  demanda Nicholl avec une visible
incr‚dulit‚.

®Patience, r‚pondit Ardan, je ne puis la communiquer qu'en
pr‚sence de Barbicane.¯

®Cherchons-le donc¯, s'‚cria le capitaine.

Aussit“t ces trois hommes se mirent en chemin; le capitaine,
aprŠs avoir d‚sarm‚ son rifle, le jeta sur son ‚paule et
s'avan‡a d'un pas saccad‚, sans mot dire.

Pendant une demi-heure encore, les recherches furent
inutiles.  Maston se sentait pris d'un sinistre
pressentiment.  Il observait s‚vŠrement Nicholl, se
demandant si, la vengeance du capitaine satisfaite, le
malheureux Barbicane, d‚j… frapp‚ d'une balle, ne gisait pas
sans vie au fond de quelque taillis ensanglant‚.  Michel
Ardan semblait avoir la mˆme pens‚e, et tous deux
interrogeaient d‚j… du regard le capitaine Nicholl, quand
Maston s'arrˆta soudain.

Le buste immobile d'un homme adoss‚ au pied d'un gigantesque
catalpa apparaissait … vingt pas, … moiti‚ perdu dans les
herbes.

®C'est lui!¯ fit Maston.

Barbicane ne bougeait pas.  Ardan plongea ses regards dans
les yeux du capitaine, mais celui-ci ne broncha pas.  Ardan
fit quelques pas en criant:

®Barbicane!  Barbicane!¯

Nulle r‚ponse.  Ardan se pr‚cipita vers son ami; mais, au
moment o— il allait lui saisir le bras, il s'arrˆta court en
poussant un cri de surprise.

Barbicane, le crayon … la main, tra‡ait des formules et des
figures g‚om‚triques sur un carnet, tandis que son fusil
d‚sarm‚ gisait … terre.

Absorb‚ dans son travail, le savant, oubliant … son tour son
duel et sa vengeance, n'avait rien vu, rien entendu. 

Mais quand Michel Ardan posa sa main sur la sienne, il se
leva et le consid‚ra d'un oeil ‚tonn‚.

®Ah!  s'‚cria-t-il enfin, toi!  ici!  J'ai trouv‚, mon ami! 
J'ai trouv‚!¯

®Quoi?¯

®Mon moyen!¯

®Quel moyen?¯

®-Le moyen d'annuler l'effet du contrecoup au d‚part du
projectile!¯

®Vraiment?¯  dit Michel en regardant le capitaine du coin de
l'oeil.

®Oui!  de l'eau!  de l'eau simple qui fera ressort...  Ah! 
Maston! s'‚cria Barbicane, vous aussi!¯

®Lui-mˆme, r‚pondit Michel Ardan, et permets que je te
pr‚sente en mˆme temps le digne capitaine Nicholl!¯

®Nicholl!  s'‚cria Barbicane, qui fut debout en un instant. 
Pardon, capitaine, dit-il, j'avais oubli‚...  je suis
prˆt...¯

Michel Ardan intervint sans laisser aux deux ennemis le
temps de s'interpeller.

®Parbleu!  dit-il, il est heureux que de braves gens comme
vous ne se soient pas rencontr‚s plus t“t!  Nous aurions
maintenant … pleurer l'un ou l'autre.  Mais, grƒce … Dieu
qui s'en est mˆl‚, il n'y a plus rien … craindre.  Quand on
oublie sa haine pour se plonger dans des problŠmes de
m‚canique ou jouer des tours aux araign‚es, c'est que cette
haine n'est dangereuse pour personne.¯

Et Michel Ardan raconta au pr‚sident l'histoire du
capitaine.

®Je vous demande un peu, dit-il en terminant, si deux bons
ˆtres comme vous sont faits pour se casser r‚ciproquement la
tˆte … coups de carabine?¯

Il y avait dans cette situation, un peu ridicule, quelque
chose de si inattendu, que Barbicane et Nicholl ne savaient
trop quelle contenance garder l'un vis-…-vis de l'autre. 
Michel Ardan le sentit bien, et il r‚solut de brusquer la
r‚conciliation.

®Mes braves amis, dit-il en laissant poindre sur ses lŠvres
son meilleur sourire, il n'y a jamais eu entre vous qu'un
malentendu.  Pas autre chose.  Eh bien!  pour prouver que
tout est fini entre vous, et puisque vous ˆtes gens …
risquer votre peau, acceptez franchement la proposition que
je vais vous faire.

®Parlez,¯ dit Nicholl.

®L'ami Barbicane croit que son projectile ira tout droit …
la Lune.¯

®Oui, certes,¯ r‚pliqua le pr‚sident.

®Et l'ami Nicholl est persuad‚ qu'il retombera sur la
terre.¯

®J'en suis certain,¯ s'‚cria le capitaine.

®Bon!  reprit Michel Ardan.  Je n'ai pas la pr‚tention de
vous mettre d'accord; mais je vous dis tout bonnement:
Partez avec moi, et venez voir si nous resterons en route.¯

®Hein!¯ fit J.-T. Maston stup‚fait.

Les deux rivaux, … cette proposition subite, avaient lev‚
les yeux l'un sur l'autre.  Ils s'observaient avec
attention.  Barbicane attendait la r‚ponse du capitaine. 
Nicholl guettait les paroles du pr‚sident.

®Eh bien?  fit Michel de son ton le plus engageant. 
Puisqu'il n'y a plus de contrecoup … craindre!¯

®Accept‚!¯ s'‚cria Barbicane.

Mais, si vite qu'il e–t prononc‚ ce mot, Nicholl l'avait
achev‚ en mˆme temps que lui.

®Hurrah!  bravo!  vivat!  hip!  hip!  hip!  s'‚cria Michel
Ardan en tendant la main aux deux adversaires.  Et
maintenant que l'affaire est arrang‚e, mes amis,
permettez-moi de vous traiter … la fran‡aise.  Allons
d‚jeuner.¯




XXII


LE NOUVEAU CITOYEN DES TATS-UNIS


Ce jour-l… toute l'Am‚rique apprit en mˆme temps l'affaire
du capitaine Nicholl et du pr‚sident Barbicane, ainsi que
son singulier d‚nouement.  Le r“le jou‚ dans cette rencontre
par le chevaleresque Europ‚en, sa proposition inattendue qui
tranchait la difficult‚,l'acceptation simultan‚e des deux
rivaux, cette conquˆte du continent lunaire … laquelle la
France et les tats-Unis allaient marcher d'accord, tout se
r‚unit pour accroŒtre encore la popularit‚ de Michel Ardan.

On sait avec quelle fr‚n‚sie les Yankees se passionnent pour
un individu.  Dans un pays o— de graves magistrats
s'attellent … la voiture d'une danseuse et la traŒnent
triomphalement, que l'on juge de la passion d‚chaŒn‚e par
l'audacieux Fran‡ais!  Si l'on ne d‚tela pas ses chevaux,
c'est probablement parce qu'il n'en avait pas, mais toutes
les autres marques d'enthousiasme lui furent prodigu‚es. 
Pas un citoyen qui ne s'unŒt … lui d'esprit et de coeur! 
_Ex pluribus unum_, suivant la devise des tats-Unis. 

A dater de ce jour, Michel Ardan n'eut plus un moment de
repos.  Des d‚putations venues de tous les coins de l'Union
le harcelŠrent sans fin ni trˆve.  Il dut les recevoir bon
gr‚ mal gr‚.  Ce qu'il serra de mains, ce qu'il tutoya de
gens ne peut se compter; il fut bient“t sur les dents; sa
voix, enrou‚e dans des speechs innombrables, ne s'‚chappait
plus de ses lŠvres qu'en sons inintelligibles, et il faillit
gagner une gastro-ent‚rite … la suite des toasts qu'il dut
porter … tous les comt‚s de l'Union.  Ce succŠs e–t gris‚ un
autre dŠs le premier jour, mais lui sut se contenir dans une
demi-‚bri‚t‚ spirituelle et charmante. 

Parmi les d‚putations de toute espŠce qui l'assaillirent,
celle des ®lunatiques¯ n'eut garde d'oublier ce qu'elle
devait au futur conqu‚rant de la Lune.  Un jour,
quelques-uns de ces pauvres gens, assez nombreux en
Am‚rique, vinrent le trouver et demandŠrent … retourner avec
lui dans leur pays natal.  Certains d'entre eux pr‚tendaient
parler ®le s‚l‚nite¯ et voulurent l'apprendre … Michel
Ardan.  Celui-ci se prˆta de bon coeur … leur innocente
manie et se chargea de commissions pour leurs amis de la
Lune.

®SinguliŠre folie!  dit-il … Barbicane aprŠs les avoir
cong‚di‚s, et folie qui frappe souvent les vives
intelligences.  Un de nos plus illustres savants, Arago, me
disait que beaucoup de gens trŠs sages et trŠs r‚serv‚s dans
leurs conceptions se laissaient aller … une grande
exaltation, … d'incroyables singularit‚s, toutes les fois
que la Lune les occupait.  Tu ne crois pas … l'influence de
la Lune sur les maladies?¯

®Peu,¯ r‚pondit le pr‚sident du Gun-Club.

®Je n'y crois pas non plus, et cependant l'histoire a
enregistr‚ des faits au moins ‚tonnants.  Ainsi, en 1693,
pendant une ‚pid‚mie, les personnes p‚rirent en plus grand
nombre le 21 janvier, au moment d'une ‚clipse.  Le c‚lŠbre
Bacon s'‚vanouissait pendant les ‚clipses de la Lune et ne
revenait … la vie qu'aprŠs l'entiŠre ‚mersion de l'astre. Le
roi Charles VI retomba six fois en d‚mence pendant l'ann‚e
1399, soit … la nouvelle, soit … la pleine Lune.  Des
m‚decins ont class‚ le mal caduc parmi ceux qui suivent les
phases de la Lune.  Les maladies nerveuses ont paru subir
souvent son influence.  Mead parle d'un enfant qui entrait
en convulsions quand la Lune entrait en opposition. Gall
avait remarqu‚ que l'exaltation des personnes faibles
s'accroissait deux fois par mois, aux ‚poques de la nouvelle
et de la pleine Lune.  Enfin il y a encore mille
observations de ce genre sur les vertiges, les fiŠvres
malignes, les somnambulismes, tendant … prouver que l'astre
des nuits a une myst‚rieuse influence sur les maladies
terrestres.

®Mais comment?  pourquoi?¯  demanda Barbicane.

®Pourquoi?  r‚pondit Ardan.  Ma foi, je te ferai la mˆme
r‚ponse qu'Arago r‚p‚tait dix-neuf siŠcles aprŠs Plutarque :
®C'est peut-ˆtre parce que ‡a n'est pas vrai!¯¯

Au milieu de son triomphe, Michel Ardan ne put ‚chapper …
aucune des corv‚es inh‚rentes … l'‚tat d'homme c‚lŠbre.  Les
entrepreneurs de succŠs voulurent l'exhiber.  Barnum lui
offrit un million pour le promener de ville en ville dans
tous les tats-Unis et le montrer comme un animal curieux. 
Michel Ardan le traita de cornac et l'envoya promener
lui-mˆme.

Cependant, s'il refusa de satisfaire ainsi la curiosit‚
publique, ses portraits, du moins, coururent le monde entier
et occupŠrent la place d'honneur dans les albums; on en fit
des ‚preuves de toutes dimensions, depuis la grandeur
naturelle jusqu'aux r‚ductions microscopiques des
timbres-poste. Chacun pouvait poss‚der son h‚ros dans toutes
les poses imaginables, en tˆte, en buste, en pied, de face,
de profil, de trois quarts, de dos.  On en tira plus de
quinze cent mille exemplaires, et il avait l… une belle
occasion de se d‚biter en reliques, mais il n'en profita
pas.  Rien qu'… vendre ses cheveux un dollar la piŠce, il
lui en restait assez pour faire fortune!

Pour tout dire, cette popularit‚ ne lui d‚plaisait pas.  Au
contraire. Il se mettait … la disposition du public et
correspondait avec l'univers entier.  On r‚p‚tait ses bons
mots, on les propageait, surtout ceux qu'il ne faisait pas. 
On lui en prˆtait, suivant l'habitude, car il ‚tait riche de
ce c“t‚.

Non seulement il eut pour lui les hommes, mais aussi les
femmes.  Quel nombre infini de ®beaux mariages¯ il aurait
faits, pour peu que la fantaisie l'e–t pris de ®se fixer¯! 
Les vieilles misses surtout, celles qui depuis quarante ans
s‚chaient sur pied, rˆvaient nuit et jour devant ses
photographies.

Il est certain qu'il e–t trouv‚ des compagnes par centaines,
mˆme s'il leur avait impos‚ la condition de le suivre dans
les airs.  Les femmes sont intr‚pides quand elles n'ont pas
peur de tout.  Mais son intention n'‚tait pas de faire
souche sur le continent lunaire, et d'y transplanter une
race crois‚e de Fran‡ais et d'Am‚ricains.  Il refusa donc.

®Aller jouer l…-haut, disait-il, le r“le d'Adam avec une
fille d'Eve, merci!  Je n'aurais qu'… rencontrer des
serpents!...¯

DŠs qu'il put se soustraire enfin aux joies trop r‚p‚t‚es du
triomphe, il alla, suivi de ses amis, faire une visite … la
Columbiad.  Il lui devait bien cela.  Du reste, il ‚tait
devenu trŠs fort en balistique, depuis qu'il vivait avec
Barbicane, J.-T. Maston et _tutti quanti_. Son plus grand
plaisir consistait … r‚p‚ter … ces braves artilleurs qu'ils
n'‚taient que des meurtriers aimables et savants.  Il ne
tarissait pas en plaisanteries … cet ‚gard.  Le jour o— il
visita la Columbiad, il l'admira fort et descendit jusqu'au
fond de l'ƒme de ce gigantesque mortier qui devait bient“t
le lancer vers l'astre des nuits.

®Au moins, dit-il, ce canon-l… ne fera de mal … personne, ce
qui est d‚j… assez ‚tonnant de la part d'un canon.  Mais
quant … vos engins qui d‚truisent, qui incendient, qui
brisent, qui tuent, ne m'en parlez pas, et surtout ne venez
jamais me dire qu'ils ont ®une ƒme¯, je ne vous croirais
pas!¯

Il faut rapporter ici une proposition relative … J.-T.
Maston.  Quand le secr‚taire du Gun-Club entendit Barbicane
et Nicholl accepter la proposition de Michel Ardan, il
r‚solut de se joindre … eux et de faire ®la partie …
quatre¯.  Un jour il demanda … ˆtre du voyage.  Barbicane,
d‚sol‚ de refuser, lui fit comprendre que le projectile ne
pouvait emporter un aussi grand nombre de passagers.  J.-T.
Maston, d‚sesp‚r‚, alla trouver Michel Ardan, qui l'invita …
se r‚signer et fit valoir des arguments _ad hominem_.

®Vois-tu, mon vieux Maston, lui dit-il, il ne faut pas
prendre mes paroles en mauvaise part; mais vraiment l…,
entre nous, tu es trop incomplet pour te pr‚senter dans la
Lune! ¯

®Incomplet!¯  s'‚cria le vaillant invalide.

®Oui!  mon brave ami!  Songe au cas o— nous rencontrerions
des habitants l…-haut.  Voudrais-tu donc leur donner une
aussi triste id‚e de ce qui se passe ici-bas, leur apprendre
ce que c'est que la guerre, leur montrer qu'on emploie le
meilleur de son temps … se d‚vorer, … se manger, … se casser
bras et jambes, et cela sur un globe qui pourrait nourrir
cent milliards d'habitants, et o— il y en a douze cents
millions … peine?  Allons donc, mon digne ami, tu nous
ferais mettre … la porte!¯

®Mais si vous arrivez en morceaux, r‚pliqua J.-T. Maston,
vous serez aussi incomplets que moi!¯

®Sans doute, r‚pondit Michel Ardan, mais nous n'arriverons
pas en morceaux!¯

En effet, une exp‚rience pr‚paratoire, tent‚e le 18 octobre,
avait donn‚ les meilleurs r‚sultats et fait concevoir les
plus l‚gitimes esp‚rances.  Barbicane, d‚sirant se rendre
compte de l'effet de contrecoup au moment du d‚part d'un
projectile, fit venir un mortier de trente-deux pouces (--
0.75cm) de l'arsenal de Pensacola.  On l'installa sur le
rivage de la rade d'Hillisboro, afin que la bombe retombƒt
dans la mer et que sa chute f–t amortie.  Il ne s'agissait
que d'exp‚rimenter la secousse au d‚part et non le choc …
l'arriv‚e.  Un projectile creux fut pr‚par‚ avec le plus
grand soin pour cette curieuse exp‚rience.  Un ‚pais
capitonnage, appliqu‚ sur un r‚seau de ressorts faits du
meilleur acier, doublait ses parois int‚rieures.   C'‚tait
un v‚ritable nid soigneusement ouat‚.

®Quel dommage de ne pouvoir y prendre place!¯ disait J.-T.
Maston en regrettant que sa taille ne lui permŒt pas de
tenter l'aventure.

Dans cette charmante bombe, qui se fermait au moyen d'un
couvercle … vis, on introduisit d'abord un gros chat, puis
un ‚cureuil appartenant au secr‚taire perp‚tuel du Gun-Club,
et auquel J.-T. Maston tenait particuliŠrement.  Mais on
voulait savoir comment ce petit animal, peu sujet au
vertige, supporterait ce voyage exp‚rimental.

Le mortier fut charg‚ avec cent soixante livres de poudre et
la bombe plac‚e dans la piŠce.  On fit feu.

Aussit“t le projectile s'enleva avec rapidit‚, d‚crivit
majestueusement sa parabole, atteignit une hauteur de mille
pieds environ, et par une courbe gracieuse alla s'abŒmer au
milieu des flots.

Sans perdre un instant, une embarcation se dirigea vers le
lieu de sa chute; des plongeurs habiles se pr‚cipitŠrent
sous les eaux, et attachŠrent des cƒbles aux oreillettes de
la bombe, qui fut rapidement hiss‚e … bord.  Cinq minutes ne
s'‚taient pas ‚coul‚es entre le moment o— les animaux furent
enferm‚s et le moment o— l'on d‚vissa le couvercle de leur
prison.

Ardan, Barbicane, Maston, Nicholl se trouvaient sur
l'embarcation, et ils assistŠrent … l'op‚ration avec un
sentiment d'int‚rˆt facile … comprendre.  A peine la bombe
fut-elle ouverte, que le chat s'‚lan‡a au-dehors, un peu
froiss‚, mais plein de vie, et sans avoir l'air de revenir
d'une exp‚dition a‚rienne.  Mais d'‚cureuil point.  On
chercha.  Nulle trace.  Il fallut bien alors reconnaŒtre la
v‚rit‚.  Le chat avait mang‚ son compagnon de voyage.

J.-T. Maston fut trŠs attrist‚ de la perte de son pauvre
‚cureuil, et se proposa de l'inscrire au martyrologe de la
science.

Quoi qu'il en soit, aprŠs cette exp‚rience, toute
h‚sitation, toute crainte disparurent; d'ailleurs les plans
de Barbicane devaient encore perfectionner le projectile et
an‚antir presque entiŠrement les effets de contrecoup.  Il
n'y avait donc plus qu'… partir.

Deux jours plus tard, Michel Ardan re‡ut un message du
pr‚sident de l'Union, honneur auquel il se montra
particuliŠrement sensible.  A l'exemple de son chevaleresque
compatriote le marquis de la Fayette, le gouvernement lui
d‚cernait le titre de citoyen des tats-Unis d'Am‚rique.




XXIII

LE WAGON-PROJECTILE


AprŠs l'achŠvement de la c‚lŠbre Columbiad, l'int‚rˆt public
se rejeta imm‚diatement sur le projectile, ce nouveau
v‚hicule destin‚ … transporter … travers l'espace les trois
hardis aventuriers.  Personne n'avait oubli‚ que, par sa
d‚pˆche du 30 septembre, Michel Ardan demandait une
modification aux plans arrˆt‚s par les membres du Comit‚.

Le pr‚sident Barbicane pensait alors avec raison que la
forme du projectile importait peu, car, aprŠs avoir travers‚
l'atmosphŠre en quelques secondes, son parcours devait
s'effectuer dans le vide absolu.  Le Comit‚ avait donc
adopt‚ la forme ronde, afin que le boulet p–t tourner sur
lui-mˆme et se comporter … sa fantaisie.  Mais, dŠs
l'instant qu'on le transformait en v‚hicule, c'‚tait une
autre affaire.  Michel Ardan ne se souciait pas de voyager …
la fa‡on des ‚cureuils; il voulait monter la tˆte en haut,
les pieds en bas, ayant autant de dignit‚ que dans la
nacelle d'un ballon, plus vite sans doute, mais sans se
livrer … une succession de cabrioles peu convenables.

De nouveaux plans furent donc envoy‚s … la maison Breadwill
and Co. d'Albany, avec recommandation de les ex‚cuter sans
retard.  Le projectile, ainsi modifi‚, fut fondu le 2
novembre et exp‚di‚ imm‚diatement … Stone's-Hill par les
railways de l'Est.  Le 10, il arriva sans accident au lieu
de sa destination.  Michel Ardan, Barbicane et Nicholl
attendaient avec la plus vive impatience ce
®wagon-projectile¯ dans lequel ils devaient prendre passage
pour voler … la d‚couverte d'un nouveau monde.

Il faut en convenir, c'‚tait une magnifique piŠce de m‚tal,
un produit m‚tallurgique qui faisait le plus grand honneur
au g‚nie industriel des Am‚ricains.  On venait d'obtenir
pour la premiŠre fois l'aluminium en masse aussi
consid‚rable, ce qui pouvait ˆtre justement regard‚ comme un
r‚sultat prodigieux.  Ce pr‚cieux projectile ‚tincelait aux
rayons du Soleil.  A le voir avec ses formes imposantes et
coiff‚ de son chapeau conique, on l'e–t pris volontiers pour
une de ces ‚paisses tourelles en fa‡on de poivriŠres, que
les architectes du Moyen Age suspendaient … l'angle des
chƒteaux forts. Il ne lui manquait que des meurtriŠres et
une girouette.

®Je m'attends, s'‚criait Michel Ardan, … ce qu'il en sorte
un homme d'armes portant la haquebutte et le corselet
d'acier.  Nous serons l…-dedans comme des seigneurs f‚odaux,
et, avec un peu d'artillerie, on y tiendrait tˆte … toutes
les arm‚es s‚l‚nites, si toutefois il y en a dans la Lune!¯

®Ainsi le v‚hicule te plaŒt?¯  demanda Barbicane … son ami.

®Oui!  oui!  sans doute, r‚pondit Michel Ardan qui
l'examinait en artiste.  Je regrette seulement que ses
formes ne soient pas plus effil‚es, son c“ne plus gracieux;
on aurait d– le terminer par une touffe d'ornements en m‚tal
guilloch‚, avec une chimŠre, par exemple, une gargouille,
une salamandre sortant du feu les ailes d‚ploy‚es et la
gueule ouverte...¯

®A quoi bon?¯  dit Barbicane, dont l'esprit positif ‚tait
peu sensible aux beaut‚s de l'art. 

®A quoi bon, ami Barbicane!  H‚las!  puisque tu me le
demandes, je crains bien que tu ne le comprennes jamais!¯

®Dis toujours, mon brave compagnon.¯

®Eh bien!  suivant moi, il faut toujours mettre un peu d'art
dans ce que l'on fait, cela vaut mieux.  Connais-tu une
piŠce indienne qu'on appelle _Le Chariot de l'Enfant_?¯

®Pas mˆme de nom, ¯r‚pondit Barbicane.

®Cela ne m'‚tonne pas, reprit Michel Ardan.  Apprends donc
que, dans cette piŠce, il y a un voleur qui, au moment de
percer le mur d'une maison, se demande s'il donnera … son
trou la forme d'une lyre, d'une fleur, d'un oiseau ou d'une
amphore.  Eh bien!  dis-moi, ami Barbicane, si … cette
‚poque tu avais ‚t‚ membre du jury, est-ce que tu aurais
condamn‚ ce voleur-l…?¯

®Sans h‚siter, r‚pondit le pr‚sident du Gun-Club, et avec la
circonstance aggravante d'effraction.¯

®Et moi je l'aurais acquitt‚, ami Barbicane!  Voil… pourquoi
tu ne pourras jamais me comprendre!¯

®Je n'essaierai mˆme pas, mon vaillant artiste.¯

®Mais au moins, reprit Michel Ardan, puisque l'ext‚rieur de
notre wagon-projectile laisse … d‚sirer, on me permettra de
le meubler … mon aise, et avec tout le luxe qui convient …
des ambassadeurs de la Terre!¯

®A cet ‚gard, mon brave Michel, r‚pondit Barbicane, tu
agiras … ta fantaisie, et nous te laisserons faire … ta
guise.¯

Mais, avant de passer … l'agr‚able, le pr‚sident du Gun-Club
avait song‚ … l'utile, et les moyens invent‚s par lui pour
amoindrir les effets du contrecoup furent appliqu‚s avec une
intelligence parfaite.

Barbicane s'‚tait dit, non sans raison, que nul ressort ne
serait assez puissant pour amortir le choc, et, pendant sa
fameuse promenade dans le bois de Skersnaw, il avait fini
par r‚soudre cette grande difficult‚ d'une ing‚nieuse fa‡on. 
C'est … l'eau qu'il comptait demander de lui rendre ce
service signal‚.  Voici comment. 

Le projectile devait ˆtre rempli … la hauteur de trois pieds
d'une couche d'eau destin‚e … supporter un disque en bois
parfaitement ‚tanche, qui glissait … frottement sur les
parois int‚rieures du projectile.  C'est sur ce v‚ritable
radeau que les voyageurs prenaient place.  Quant … la masse
liquide, elle ‚tait divis‚e par des cloisons horizontales
que le choc au d‚part devait briser successivement.  Alors
chaque nappe d'eau, de la plus basse … la plus haute,
s'‚chappant par des tuyaux de d‚gagement vers la partie
sup‚rieure du projectile, arrivait ainsi … faire ressort, et
le disque, muni lui-mˆme de tampons extrˆmement puissants,
ne pouvait heurter le culot inf‚rieur qu'aprŠs l'‚crasement
successif des diverses cloisons.  Sans doute les voyageurs
‚prouveraient encore un contrecoup violent aprŠs le complet
‚chappement de la masse liquide, mais le premier choc devait
ˆtre presque entiŠrement amorti par ce ressort d'une grande
puissance.

Il est vrai que trois pieds d'eau sur une surface de
cinquante-quatre pieds carr‚s devaient peser prŠs de onze
mille cinq cents livres; mais la d‚tente des gaz accumul‚s
dans la Columbiad suffirait, suivant Barbicane, … vaincre
cet accroissement de poids; d'ailleurs le choc devait
chasser toute cette eau en moins d'une seconde, et le
projectile reprendrait promptement sa pesanteur normale.

Voil… ce qu'avait imagin‚ le pr‚sident du Gun-Club et de
quelle fa‡on il pensait avoir r‚solu la grave question du
contrecoup.  Du reste, ce travail, intelligemment compris
par les ing‚nieurs de la maison Breadwill, fut
merveilleusement ex‚cut‚; l'effet une fois produit et l'eau
chass‚e au-dehors, les voyageurs pouvaient se d‚barrasser
facilement des cloisons bris‚es et d‚monter le disque mobile
qui les supportait au moment du d‚part.

Quant aux parois sup‚rieures du projectile, elles ‚taient
revˆtues d'un ‚pais capitonnage de cuir, appliqu‚ sur des
spirales du meilleur acier, qui avaient la souplesse des
ressorts de montre.  Les tuyaux d'‚chappement dissimul‚s
sous ce capitonnage ne laissaient pas mˆme soup‡onner leur
existence. 

Ainsi donc toutes les pr‚cautions imaginables pour amortir
le premier choc avaient ‚t‚ prises, et pour se laisser
‚craser, disait Michel Ardan, il faudrait ˆtre ®de bien
mauvaise composition¯.

Le projectile mesurait neuf pieds de large ext‚rieurement
sur douze pieds de haut.  Afin de ne pas d‚passer le poids
assign‚, on avait un peu diminu‚ l'‚paisseur de ses parois
et renforc‚ sa partie inf‚rieure, qui devait supporter toute
la violence des gaz d‚velopp‚s par la d‚flagration du
pyroxyle. Il en est ainsi, d'ailleurs, dans les bombes et
les obus cylindro-coniques, dont le culot est toujours plus
‚pais.

On p‚n‚trait dans cette tour de m‚tal par une ‚troite
ouverture m‚nag‚e sur les parois du c“ne, et semblable … ces
®trous d'homme¯ des chaudiŠres … vapeur.  Elle se fermait
herm‚tiquement au moyen d'une plaque d'aluminium, retenue …
l'int‚rieur par de puissantes vis de pression.  Les
voyageurs pourraient donc sortir … volont‚ de leur prison
mobile, dŠs qu'ils auraient atteint l'astre des nuits.

Mais il ne suffisait pas d'aller, il fallait voir en route. 
Rien ne fut plus facile.  En effet, sous le capitonnage se
trouvaient quatre hublots de verre lenticulaire d'une forte
‚paisseur, deux perc‚s dans la paroi circulaire du
projectile; un troisiŠme … sa partie inf‚rieure et un
quatriŠme dans son chapeau conique.  Les voyageurs seraient
donc … mˆme d'observer, pendant leur parcours, la Terre
qu'ils abandonnaient, la Lune dont ils s'approchaient et les
espaces constell‚s du ciel.  Seulement, ces hublots ‚taient
prot‚g‚s contre les chocs du d‚part par des plaques
solidement encastr‚es, qu'il ‚tait facile de rejeter
au-dehors en d‚vissant des ‚crous int‚rieurs.  De cette
fa‡on, l'air contenu dans le projectile ne pouvait pas
s'‚chapper, et les observations devenaient possibles.

Tous ces m‚canismes, admirablement ‚tablis, fonctionnaient
avec la plus grande facilit‚, et les ing‚nieurs ne s'‚taient
pas montr‚s moins intelligents dans les am‚nagements du
wagon-projectile.

Des r‚cipients solidement assujettis ‚taient destin‚s …
contenir l'eau et les vivres n‚cessaires aux trois
voyageurs; ceux-ci pouvaient mˆme se procurer le feu et la
lumiŠre au moyen de gaz emmagasin‚ dans un r‚cipient sp‚cial
sous une pression de plusieurs atmosphŠres.  Il suffisait de
tourner un robinet, et pendant six jours ce gaz devait
‚clairer et chauffer ce confortable v‚hicule.  On le voit,
rien ne manquait des choses essentielles … la vie et mˆme au
bien-ˆtre.  De plus, grƒce aux instincts de Michel Ardan,
l'agr‚able vint se joindre … l'utile sous la forme d'objets
d'art; il e–t fait de son projectile un v‚ritable atelier
d'artiste, si l'espace ne lui e–t pas manqu‚.  Du reste, on
se tromperait en supposant que trois personnes dussent se
trouver … l'‚troit dans cette tour de m‚tal.  Elle avait une
surface de cinquante-quatre pieds carr‚s … peu prŠs sur dix
pieds de hauteur, ce qui permettait … ses h“tes une certaine
libert‚ de mouvement.  Ils n'eussent pas ‚t‚ aussi … leur
aise dans le plus confortable wagon des tats-Unis.

La question des vivres et de l'‚clairage ‚tant r‚solue,
restait la question de l'air.  Il ‚tait ‚vident que l'air
enferm‚ dans le projectile ne suffirait pas pendant quatre
jours … la respiration des voyageurs; chaque homme, en
effet, consomme dans une heure environ tout l'oxygŠne
contenu dans cent litres d'air.  Barbicane, ses deux
compagnons, et deux chiens qu'il comptait emmener, devaient
consommer, par vingt-quatre heures, deux mille quatre cents
litres d'oxygŠne, ou, en poids, … peu prŠs sept livres.  Il
fallait donc renouveler l'air du projectile.  Comment?  Par
un proc‚d‚ bien simple, celui de MM. Reiset et Regnault,
indiqu‚ par Michel Ardan pendant la discussion du meeting.

®On sait que l'air se compose principalement de vingt et une
parties d'oxygŠne et de soixante-dix-neuf parties d'azote. 
Or, que se passe-t-il dans l'acte de la respiration?  Un
ph‚nomŠne fort simple.  L'homme absorbe l'oxygŠne de l'air,
‚minemment propre … entretenir la vie, et rejette l'azote
intact.  L'air expir‚ a perdu prŠs de cinq pour cent de son
oxygŠne et contient alors un volume … peu prŠs ‚gal d'acide
carbonique, produit d‚finitif de la combustion des ‚l‚ments
du sang par l'oxygŠne inspir‚.  Il arrive donc que dans un
milieu clos, et aprŠs un certain temps, tout l'oxygŠne de
l'air est remplac‚ par l'acide carbonique, gaz
essentiellement d‚l‚tŠre.

La question se r‚duisait dŠs lors … ceci: l'azote s'‚tant
conserv‚ intact, 1ø refaire l'oxygŠne absorb‚; 2ø d‚truire
l'acide carbonique expir‚.  Rien de plus facile au moyen du
chlorate de potasse et de la potasse caustique.

Le chlorate de potasse est un sel qui se pr‚sente sous la
forme de paillettes blanches; lorsqu'on le porte … une
temp‚rature sup‚rieure … quatre cents degr‚s, il se
transforme en chlorure de potassium, et l'oxygŠne qu'il
contient se d‚gage entiŠrement.  Or, dix-huit livres de
chlorate de potasse rendent sept livres d'oxygŠne,
c'est-…-dire la quantit‚ n‚cessaire aux voyageurs pendant
vingt-quatre heures.  Voil… pour refaire l'oxygŠne.

Quant … la potasse caustique, c'est une matiŠre trŠs avide
de l'acide carbonique mˆl‚ … l'air, et il suffit de l'agiter
pour qu'elle s'en empare et forme du bicarbonate de potasse. 
Voil… pour absorber l'acide carbonique.

En combinant ces deux moyens, on ‚tait certain de rendre …
l'air vici‚ toutes ses qualit‚s vivifiantes.  C'est ce que
les deux chimistes, MM. Reiset et Regnault, avaient
exp‚riment‚ avec succŠs.  Mais, il faut le dire,
l'exp‚rience avait eu lieu jusqu'alors _in anima vili_. 
Quelle que f–t sa pr‚cision scientifique, on ignorait
absolument comment des hommes la supporteraient.¯

Telle fut l'observation faite … la s‚ance o— se traita cette
grave question.  Michel Ardan ne voulait pas mettre en doute
la possibilit‚ de vivre au moyen de cet air factice, et il
offrit d'en faire l'essai avant le d‚part.  Mais l'honneur
de tenter cette ‚preuve fut r‚clam‚ ‚nergiquement par J.-T.
Maston.

®Puisque je ne pars pas, dit ce brave artilleur, c'est bien
le moins que j'habite le projectile pendant une huitaine de
jours.¯

Il y aurait eu mauvaise grƒce … lui refuser.  On se rendit …
ses voeux.  Une quantit‚ suffisante de chlorate de potasse
et de potasse caustique fut mise … sa disposition avec des
vivres pour huit jours; puis, ayant serr‚ la main de ses
amis, le 12 novembre, … six heures du matin, aprŠs avoir
express‚ment recommand‚ de ne pas ouvrir sa prison avant le
20, … six heures du soir, il se glissa dans le projectile,
dont la plaque fut herm‚tiquement ferm‚e.  Que se passa-t-il
pendant cette huitaine?  Impossible de s'en rendre compte. 
L'‚paisseur des parois du projectile empˆchait tout bruit
int‚rieur d'arriver au-dehors.

Le 20 novembre, … six heures pr‚cises, la plaque fut
retir‚e; les amis de J.-T. Maston ne laissaient pas d'ˆtre
un peu inquiets.  Mais ils furent promptement rassur‚s en
entendant une voix joyeuse qui poussait un hurrah
formidable. 

Bient“t le secr‚taire du Gun-Club apparut au sommet du c“ne
dans une attitude triomphante.  Il avait engraiss‚!




XXIV


LE TLESCOPE DES MONTAGNES ROCHEUSES


Le 20 octobre de l'ann‚e pr‚c‚dente, aprŠs la souscription
close, le pr‚sident du Gun-Club avait cr‚dit‚ l'Observatoire
de Cambridge des sommes n‚cessaires … la construction d'un
vaste instrument d'optique. Cet ppareil, lunette ou
t‚lescope, devait ˆtre assez puissant pour rendre visible …
la surface de la Lune un objet ayant au plus neuf pieds de
largeur.

Il y a une diff‚rence importante entre la lunette et le
t‚lescope; il est bon de la rappeler ici.  La lunette se
compose d'un tube qui porte … son extr‚mit‚ sup‚rieure une
lentille convexe appel‚e objectif, et … son extr‚mit‚
inf‚rieure une seconde lentille nomm‚e oculaire, … laquelle
s'applique l'oeil de l'observateur.  Les rayons ‚manant de
l'objet lumineux traversent la premiŠre lentille et vont,
par r‚fraction, former une image renvers‚e … son foyer
[C'est le point o— les rayons lumineux se r‚unissent aprŠs
avoir ‚t‚ r‚fract‚s.].  Cette image, on l'observe avec
l'oculaire, qui la grossit exactement comme ferait une
loupe.  Le tube de la lunette est donc ferm‚ … chaque
extr‚mit‚ par l'objectif et l'oculaire.

Au contraire, le tube du t‚lescope est ouvert … son
extr‚mit‚ sup‚rieure.  Les rayons partis de l'objet observ‚
y p‚nŠtrent librement et vont frapper un miroir m‚tallique
concave, c'est-…-dire convergent.  De l… ces rayons
r‚fl‚chis rencontrent un petit miroir qui les renvoie …
l'oculaire, dispos‚ de fa‡on … grossir l'image produite.

Ainsi, dans les lunettes, la r‚fraction joue le r“le
principal, et dans les t‚lescopes, la r‚flexion.  De l… le
nom de r‚fracteurs donn‚ aux premiŠres, et celui de
r‚flecteurs attribu‚ aux seconds.  Toute la difficult‚
d'ex‚cution de ces appareils d'optique gŒt dans la
confection des objectifs, qu'ils soient faits de lentilles
ou de miroirs m‚talliques.

Cependant, … l'‚poque o— le Gun-Club tenta sa grande
exp‚rience, ces instruments ‚taient singuliŠrement
perfectionn‚s et donnaient des r‚sultats magnifiques.  Le
temps ‚tait loin o— Galil‚e observa les astres avec sa
pauvre lunette qui grossissait sept fois au plus.  Depuis le
XVIe siŠcle, les appareils d'optique s'‚largirent et
s'allongŠrent dans des proportions consid‚rables, et ils
permirent de jauger les espaces stellaires … une profondeur
inconnue jusqu'alors.  Parmi les instruments r‚fracteurs
fonctionnant … cette ‚poque, on citait la lunette de
l'Observatoire de Poulkowa, en Russie, dont l'objectif
mesure quinze pouces (-- 38 centimŠtres de largeur [Elle a
co–t‚ 80,000 roubles (320,000 francs).]), la lunette de
l'opticien fran‡ais Lerebours, pourvue d'un objectif ‚gal au
pr‚c‚dent, et enfin la lunette de l'Observatoire de
Cambridge, munie d'un objectif qui a dix-neuf pouces de
diamŠtre (48 cm).

Parmi les t‚lescopes, on en connaissait deux d'une puissance
remarquable et de dimension gigantesque.  Le premier,
construit par Herschell, ‚tait long de trente-six pieds et
poss‚dait un miroir large de quatre pieds et demi; il
permettait d'obtenir des grossissements de six mille fois. 
Le second s'‚levait en Irlande, … Birrcastle, dans le parc
de Parsonstown, et appartenait … Lord Rosse.  La longueur de
son tube ‚tait de quarante-huit pieds, la largeur de son
miroir de six pieds (-- 1.93 m [On entend souvent parler de
lunettes ayant une longueur bien plus consid‚rable; une,
entre autres, de 300 pieds de foyer, fut ‚tablie par les
soins de Dominique Cassini … l'Observatoire de Paris; mais
il faut savoir que ces lunettes n'avaient pas de tube. 
L'objectif ‚tait suspendu en l'air au moyen de mƒts, et
l'observateur, tenant son oculaire … la main, venait se
placer au foyer de l'objectif le plus exactement possible. 
On comprend combien ces instruments ‚taient d'un emploi peu
ais‚ et la difficult‚ qu'il y avait de centrer deux
lentilles plac‚es dans ces conditions.]); il grossissait six
mille quatre cents fois, et il avait fallu bƒtir une immense
construction en ma‡onnerie pour disposer les appareils
n‚cessaires … la manoeuvre de l'instrument, qui pesait
vingt-huit mille livres.

Mais, on le voit, malgr‚ ces dimensions colossales, les
grossissements obtenus ne d‚passaient pas six mille fois en
nombres ronds; or, un grossissement de six mille fois ne
ramŠne la Lune qu'… trente-neuf milles (-- 16 lieues), et il
laisse seulement apercevoir les objets ayant soixante pieds
de diamŠtre, … moins que ces objets ne soient trŠs allong‚s.

Or, dans l'espŠce, il s'agissait d'un projectile large de
neuf pieds et long de quinze; il fallait donc ramener la
Lune … cinq milles (-- 2 lieues) au moins, et, pour cela,
produire des grossissements de quarante-huit mille fois.

Telle ‚tait la question pos‚e … l'Observatoire de Cambridge. 
Il ne devait pas ˆtre arrˆt‚ par les difficult‚s
financiŠres; restaient donc les difficult‚s mat‚rielles.

Et d'abord il fallut opter entre les t‚lescopes et les
lunettes.  Les lunettes pr‚sentent des avantages sur les
t‚lescopes.  A ‚galit‚ d'objectifs, elles permettent
d'obtenir des grossissements plus consid‚rables, parce que
les rayons lumineux qui traversent les lentilles perdent
moins par l'absorption que par la r‚flexion sur le miroir
m‚tallique des t‚lescopes.  Mais l'‚paisseur que l'on peut
donner … une lentille est limit‚e, car, trop ‚paisse, elle
ne laisse plus passer les rayons lumineux.  En outre, la
construction de ces vastes lentilles est excessivement
difficile et demande un temps consid‚rable, qui se mesure
par ann‚es.

Donc, bien que les images fussent mieux ‚clair‚es dans les
lunettes, avantage inappr‚ciable quand il s'agit d'observer
la Lune, dont la lumiŠre est simplement r‚fl‚chie, on se
d‚cida … employer le t‚lescope, qui est d'une ex‚cution plus
prompte et permet d'obtenir de plus forts grossissements.
Seulement, comme les rayons lumineux perdent une grande
partie de leur intensit‚ en traversant l'atmosphŠre, le
Gun-Club r‚solut d'‚tablir l'instrument sur l'une des plus
hautes montagnes de l'Union, ce qui diminuerait l'‚paisseur
des couches a‚riennes.

Dans les t‚lescopes, on l'a vu, l'oculaire, c'est-…-dire la
loupe plac‚e … l'oeil de l'observateur, produit le
grossissement, et l'objectif qui supporte les plus forts
grossissements est celui dont le diamŠtre est le plus
consid‚rable et la distance focale plus grande.  Pour
grossir quarante-huit mille fois, il fallait d‚passer
singuliŠrement en grandeur les objectifs d'Herschell et de
Lord Rosse.  L… ‚tait la difficult‚, car la fonte de ces
miroirs est une op‚ration trŠs d‚licate.

Heureusement, quelques ann‚es auparavant, un savant de
l'Institut de France, L‚on Foucault, venait d'inventer un
proc‚d‚ qui rendait trŠs facile et trŠs prompt le polissage
des objectifs, en rempla‡ant le miroir m‚tallique par des
miroirs argent‚s.  Il suffisait de couler un morceau de
verre de la grandeur voulue et de le m‚talliser ensuite avec
un sel d'argent.  Ce fut ce proc‚d‚, dont les r‚sultats sont
excellents, qui fut suivi pour la fabrication de l'objectif.

De plus, on le disposa suivant la m‚thode imagin‚e par
Herschell pour ses t‚lescopes.  Dans le grand appareil de
l'astronome de Slough, l'image des objets, r‚fl‚chie par le
miroir inclin‚ au fond du tube, venait se former … son autre
extr‚mit‚ o— se trouvait situ‚ l'oculaire. Ainsi
l'observateur, au lieu d'ˆtre plac‚ … la partie inf‚rieure
du tube, se hissait … sa partie sup‚rieure, et l…, muni de
sa loupe, il plongeait dans l'‚norme cylindre. Cette
combinaison avait l'avantage de supprimer le petit miroir
destin‚ … renvoyer l'image … l'oculaire. Celle-ci ne
subissait plus qu'une r‚flexion au lieu de deux. Donc il y
avait un moins grand nombre de rayons lumineux ‚teints. Donc
l'image ‚tait moins affaiblie. Donc, enfin, on obtenait plus
de clart‚, avantage pr‚cieux dans l'observation qui devait
ˆtre faite [Ces r‚flecteurs sont nomm‚s ®front view
telescope¯.].

Ces r‚solutions prises, les travaux commencŠrent.  D'aprŠs
les calculs du bureau de l'Observatoire de Cambridge, le
tube du nouveau r‚flecteur devait avoir deux cent
quatre-vingts pieds de longueur, et son miroir seize pieds
de diamŠtre.  Quelque colossal que f–t un pareil instrument,
il n'‚tait pas comparable … ce t‚lescope long de dix mille
pieds (-- 3 kilomŠtres et demi) que l'astronome Hooke
proposait de construire il y a quelques ann‚es.  N‚anmoins
l'‚tablissement d'un semblable appareil pr‚sentait de
grandes difficult‚s.

Quant … la question d'emplacement, elle fut promptement
r‚solue.  Il s'agissait de choisir une haute montagne, et
les hautes montagnes ne sont pas nombreuses dans les tats.

En effet, le systŠme orographique de ce grand pays se r‚duit
… deux chaŒnes de moyenne hauteur, entre lesquelles coule ce
magnifique Mississippi que les Am‚ricains appelleraient ®le
roi des fleuves¯, s'ils admettaient une royaut‚ quelconque.

A l'est, ce sont les Appalaches, dont le plus haut sommet,
dans le New-Hampshire, ne d‚passe pas cinq mille six cents
pieds, ce qui est fort modeste.

A l'ouest, au contraire, on rencontre les montagnes
Rocheuses, immense chaŒne qui commence au d‚troit de
Magellan, suit la c“te occidentale de l'Am‚rique du Sud sous
le nom d'Andes ou de CordillŠres, franchit l'isthme de
Panama et court … travers l'Am‚rique du Nord jusqu'aux
rivages de la mer polaire.

Ces montagnes ne sont pas trŠs ‚lev‚es, et les Alpes ou
l'Himalaya les regarderaient avec un suprˆme d‚dain du haut
de leur grandeur.  En effet, leur plus haut sommet n'a que
dix mille sept cent un pieds, tandis que le mont Blanc en
mesure quatorze mille quatre cent trente-neuf, et le
Kintschindjinga [La plus haute cime de l'Himalaya.]
vingt-six mille sept cent soixante-seize au-dessus du niveau
de la mer.

Mais, puisque le Gun-Club tenait … ce que le t‚lescope,
aussi bien que la Columbiad, f–t ‚tabli dans les tats de
l'Union, il fallut se contenter des montagnes Rocheuses, et
tout le mat‚riel n‚cessaire fut dirig‚ sur le sommet de
Lon's-Peak, dans le territoire du Missouri.  Dire les
difficult‚s de tout genre que les ing‚nieurs am‚ricains
eurent … vaincre, les prodiges d'audace et d'habilet‚ qu'ils
accomplirent, la plume ou la parole ne le pourrait pas.  Ce
fut un v‚ritable tour de force.  Il fallut monter des
pierres ‚normes, de lourdes piŠces forg‚es, des corniŠres
d'un poids consid‚rable, les vastes morceaux du cylindre,
l'objectif pesant lui seul prŠs de trente mille livres,
au-dessus de la limite des neiges perp‚tuelles, … plus de
dix mille pieds de hauteur, aprŠs avoir franchi des prairies
d‚sertes, des forˆts imp‚n‚trables, des ®rapides¯
effrayants, loin des centres de populations, au milieu de
r‚gions sauvages dans lesquelles chaque d‚tail de
l'existence devenait un problŠme presque insoluble.  Et
n‚anmoins, ces mille obstacles, le g‚nie des Am‚ricains en
triompha.  Moins d'un an aprŠs le commencement des travaux,
dans les derniers jours du mois de septembre, le gigantesque
r‚flecteur dressait dans les airs son tube de deux cent
quatre-vingts pieds.  Il ‚tait suspendu … une ‚norme
charpente en fer; un m‚canisme ing‚nieux permettait de le
manoeuvrer facilement vers tous les points du ciel et de
suivre les astres d'un horizon … l'autre pendant leur marche
… travers l'espace.

Il avait co–t‚ plus de quatre cent mille dollars [Un million
six cent mille francs.].  La premiŠre fois qu'il fut braqu‚
sur la Lune, les observateurs ‚prouvŠrent une ‚motion … la
fois curieuse et inquiŠte.  Qu'allaient-ils d‚couvrir dans
le champ de ce t‚lescope qui grossissait quarante-huit mille
fois les objets observ‚s?  Des populations, des troupeaux
d'animaux lunaires, des villes, des lacs, des oc‚ans?  Non,
rien que la science ne conn–t d‚j…, et sur tous les points
de son disque la nature volcanique de la Lune put ˆtre
d‚termin‚e avec une pr‚cision absolue.

Mais le t‚lescope des montagnes Rocheuses, avant de servir
au Gun-Club, rendit d'immenses services … l'astronomie. 
Grƒce … sa puissance de p‚n‚tration, les profondeurs du ciel
furent sond‚es jusqu'aux derniŠres limites, le diamŠtre
apparent d'un grand nombre d'‚toiles put ˆtre rigoureusement
mesur‚, et M. Clarke, du bureau de Cambridge, d‚composa le
_crab nebula_ [N‚buleuse qui apparaŒt sous la forme d'une
‚crevisse.] du Taureau, que le r‚flecteur de Lord Rosse
n'avait jamais pu r‚duire.




XXV

DERNIERS DTAILS


On ‚tait au 22 novembre.  Le d‚part suprˆme devait avoir
lieu dix jours plus tard.  Une seule op‚ration restait
encore … mener … bonne fin, op‚ration d‚licate, p‚rilleuse,
exigeant des pr‚cautions infinies, et contre le succŠs de
laquelle le capitaine Nicholl avait engag‚ son troisiŠme
pari.  Il s'agissait, en effet, de charger la Columbiad et
d'y introduire les quatre cent mille livres de fulmi-coton. 
Nicholl avait pens‚, non sans raison peut-ˆtre, que la
manipulation d'une aussi formidable quantit‚ de pyroxyle
entraŒnerait de graves catastrophes, et qu'en tout cas cette
masse ‚minemment explosive s'enflammerait d'elle-mˆme sous
la pression du projectile.   l y avait l… de graves dangers
encore accrus par l'insouciance et la l‚gŠret‚ des
Am‚ricains, qui ne se gˆnaient pas, pendant la guerre
f‚d‚rale, pour charger leurs bombes le cigare … la bouche. 
Mais Barbicane avait … coeur de r‚ussir et de ne pas ‚chouer
au port; il choisit donc ses meilleurs ouvriers, il les fit
op‚rer sous ses yeux, il ne les quitta pas un moment du
regard, et, … force de prudence et de pr‚cautions, il sut
mettre de son c“t‚ toutes les chances de succŠs.

Et d'abord il se garda bien d'amener tout son chargement …
l'enceinte de Stone's-Hill.  Il le fit venir peu … peu dans
des caissons parfaitement clos.  Les quatre cent mille
livres de pyroxyle avaient ‚t‚ divis‚es en paquets de cinq
cents livres, ce qui faisait huit cents grosses gargousses
confectionn‚es avec soin par les plus habiles artificiers de
Pensacola.  Chaque caisson pouvait en contenir dix et
arrivait l'un aprŠs l'autre par le rail-road de Tampa-Town;
de cette fa‡on il n'y avait jamais plus de cinq mille livres
de pyroxyle … la fois dans l'enceinte.  Aussit“t arriv‚,
chaque caisson ‚tait d‚charg‚ par des ouvriers marchant
pieds nus, et chaque gargousse transport‚e … l'orifice de la
Columbiad, dans laquelle on la descendait au moyen de grues
manoeuvr‚es … bras d'hommes.  Toute machine … vapeur avait
‚t‚ ‚cart‚e, et les moindres feux ‚teints … deux milles … la
ronde. C'‚tait d‚j… trop d'avoir … pr‚server ces masses de
fulmi-coton contre les ardeurs du soleil, mˆme en novembre. 
Aussi travaillait-on de pr‚f‚rence pendant la nuit, sous
l'‚clat d'une lumiŠre produite dans le vide et qui, au moyen
des appareils de Ruhmkorff, cr‚ait un jour artificiel
jusqu'au fond de la Columbiad.  L…, les gargousses ‚taient
rang‚es avec une parfaite r‚gularit‚ et reli‚es entre elles
au moyen d'un fil m‚tallique destin‚ … porter simultan‚ment
l'‚tincelle ‚lectrique au centre de chacune d'elles.

En effet, c'est au moyen de la pile que le feu devait ˆtre
communiqu‚ … cette masse de fulmi-coton.  Tous ces fils,
entour‚s d'une matiŠre isolante, venaient se r‚unir en un
seul … une ‚troite lumiŠre perc‚e … la hauteur o— devait
ˆtre maintenu le projectile, l… ils traversaient l'‚paisse
paroi de fonte et remontaient jusqu'au sol par un des ‚vents
du revˆtement de pierre conserv‚ dans ce but.  Une fois
arriv‚ au sommet de Stone's-Hill, le fil, support‚ sur des
poteaux pendant une longueur de deux milles, rejoignait une
puissante pile de Bunzen en passant par un appareil
interrupteur.  Il suffisait donc de presser du doigt le
bouton de l'appareil pour que le courant f–t instantan‚ment
r‚tabli et mŒt le feu aux quatre cent mille livres de
fulmi-coton.  Il va sans dire que la pile ne devait entrer
en activit‚ qu'au dernier moment.

Le 28 novembre, les huit cents gargousses ‚taient dispos‚es
au fond de la Columbiad.  Cette partie de l'op‚ration avait
r‚ussi.  Mais que de tracas, que d'inqui‚tudes, de luttes,
avait subis le pr‚sident Barbicane!  Vainement il avait
d‚fendu l'entr‚e de Stone's-Hill; chaque jour les curieux
escaladaient les palissades, et quelques-uns, poussant
l'imprudence jusqu'… la folie, venaient fumer au milieu des
balles de fulmi-coton.  Barbicane se mettait dans des
fureurs quotidiennes.  J.-T. Maston le secondait de son
mieux, faisant la chasse aux intrus avec une grande vigueur
et ramassant les bouts de cigares encore allum‚s que les
Yankees jetaient ‡… et l….  Rude tƒche, car plus de trois
cent mille personnes se pressaient autour des palissades. 
Michel Ardan s'‚tait bien offert pour escorter les caissons
jusqu'… la bouche de la Columbiad; mais, l'ayant surpris
lui-mˆme un ‚norme cigare … la bouche, tandis qu'il
pourchassait les imprudents auxquels il donnait ce funeste
exemple, le pr‚sident du Gun-Club vit bien qu'il ne pouvait
pas compter sur cet intr‚pide fumeur, et il fut r‚duit … le
faire surveiller tout sp‚cialement.

Enfin, comme il y a un Dieu pour les artilleurs, rien ne
sauta, et le chargement fut men‚ … bonne fin.  Le troisiŠme
pari du capitaine Nicholl ‚tait donc fort aventur‚.  Restait
… introduire le projectile dans la Columbiad et … le placer
sur l'‚paisse couche de fulmi-coton. 

Mais, avant de proc‚der … cette op‚ration, les objets
n‚cessaires au voyage furent dispos‚s avec ordre dans le
wagon-projectile.  Ils ‚taient en assez grand nombre, et si
l'on avait laiss‚ faire Michel Ardan, ils auraient bient“t
occup‚ toute la place r‚serv‚e aux voyageurs.  On ne se
figure pas ce que cet aimable Fran‡ais voulait emporter dans
la Lune.  Une v‚ritable pacotille d'inutilit‚s.  Mais
Barbicane intervint, et l'on dut se r‚duire au strict
n‚cessaire.  Plusieurs thermomŠtres, baromŠtres et lunettes
furent dispos‚s dans le coffre aux instruments.

Les voyageurs ‚taient curieux d'examiner la Lune pendant le
trajet, et, pour faciliter la reconnaissance de ce monde
nouveau, ils emportaient une excellente carte de Beer et
Moedler, la _Mappa selenographica_, publi‚e en quatre
planches, qui passe … bon droit pour un v‚ritable
chef-d'oeuvre d'observation et de patience.  Elle
reproduisait avec une scrupuleuse exactitude les moindres
d‚tails de cette portion de l'astre tourn‚e vers la Terre;
montagnes, vall‚es, cirques, cratŠres, pitons, rainures s'y
voyaient avec leurs dimensions exactes, leur orientation
fidŠle, leur d‚nomination, depuis les monts Doerfel et
Leibniz dont le haut sommet se dresse … la partie orientale
du disque, jusqu'… la _Mare frigoris_, qui s'‚tend dans les
r‚gions circumpolaires du Nord.  C'‚tait donc un pr‚cieux
document pour les voyageurs, car ils pouvaient d‚j… ‚tudier
le pays avant d'y mettre le pied.

Ils emportaient aussi trois rifles et trois carabines de
chasse … systŠme et … balles explosives; de plus, de la
poudre et du plomb en trŠs grande quantit‚.

®On ne sait pas … qui on aura affaire, disait Michel Ardan. 
Hommes ou bˆtes peuvent trouver mauvais que nous allions
leur rendre visite!  Il faut donc prendre ses pr‚cautions.¯

Du reste, les instruments de d‚fense personnelle ‚taient
accompagn‚s de pics, de pioches, de scies … main et autres
outils indispensables, sans parler des vˆtements convenables
… toutes les temp‚ratures, depuis le froid des r‚gions
polaires jusqu'aux chaleurs de la zone torride.

Michel Ardan aurait voulu emmener dans son exp‚dition un
certain nombre d'animaux, non pas un couple de toutes les
espŠces, car il ne voyait pas la n‚cessit‚ d'acclimater dans
la Lune les serpents, les tigres, les alligators et autres
bˆtes malfaisantes.

®Non, disait-il … Barbicane, mais quelques bˆtes de somme,
boeuf ou vache, ƒne ou cheval, feraient bien dans le paysage
et nous seraient d'une grande utilit‚.¯

®J'en conviens, mon cher Ardan, r‚pondait le pr‚sident du
Gun-Club, mais notre wagon-projectile n'est pas l'arche de
No‚.  Il n'en a ni la capacit‚ ni la destination.  Ainsi
restons dans les limites du possible.¯

Enfin, aprŠs de longues discussions, il fut convenu que les
voyageurs se contenteraient d'emmener une excellente chienne
de chasse appartenant … Nicholl et un vigoureux terre-neuve
d'une force prodigieuse.  Plusieurs caisses des graines les
plus utiles furent mises au nombre des objets
indispensables.  Si l'on e–t laiss‚ faire Michel Ardan, il
aurait emport‚ aussi quelques sacs de terre pour les y
semer.  En tout cas, il prit une douzaine d'arbustes qui
furent soigneusement envelopp‚s d'un ‚tui de paille et
plac‚s dans un coin du projectile.

Restait alors l'importante question des vivres, car il
fallait pr‚voir le cas o— l'on accosterait une portion de la
Lune absolument st‚rile.  Barbicane fit si bien qu'il
parvint … en prendre pour une ann‚e.  Mais il faut ajouter,
pour n'‚tonner personne, que ces vivres consistŠrent en
conserves de viandes et de l‚gumes r‚duits … leur plus
simple volume sous l'action de la presse hydraulique, et
qu'ils renfermaient une grande quantit‚ d'‚l‚ments
nutritifs; ils n'‚taient pas trŠs vari‚s, mais il ne fallait
pas se montrer difficile dans une pareille exp‚dition.  Il y
avait aussi une r‚serve d'eau-de-vie pouvant s'‚lever …
cinquante gallons [Environ 200 litres.] et de l'eau pour
deux mois seulement; en effet, … la suite des derniŠres
observations des astronomes, personne ne mettait en doute la
pr‚sence d'une certaine quantit‚ d'eau … la surface de la
Lune.  Quant aux vivres, il e–t ‚t‚ insens‚ de croire que
des habitants de la Terre ne trouveraient pas … se nourrir
l…-haut.  Michel Ardan ne conservait aucun doute … cet
‚gard.  S'il en avait eu, il ne se serait pas d‚cid‚ …
partir.

®D'ailleurs, dit-il un jour … ses amis, nous ne serons pas
complŠtement abandonn‚s de nos camarades de la Terre, et ils
auront soin de ne pas nous oublier.¯

®Non, certes,¯ r‚pondit J.-T. Maston.

®Comment l'entendez-vous?¯  demanda Nicholl.

®Rien de plus simple, r‚pondit Ardan.  Est-ce que la
Columbiad ne sera pas toujours l…?  Eh bien!  toutes les
fois que la Lune se pr‚sentera dans des conditions
favorables de z‚nith, sinon de p‚rig‚e, c'est-…-dire une
fois par an … peu prŠs, ne pourra-t-on pas nous envoyer des
obus charg‚s de vivres, que nous attendrons … jour fixe? ¯

®Hurrah!  hurrah!  s'‚cria J.-T. Maston en homme qui avait
son id‚e; voil… qui est bien dit!  Certainement, mes braves
amis, nous ne vous oublierons pas!¯

®J'y compte!  Ainsi, vous le voyez, nous aurons
r‚guliŠrement des nouvelles du globe, et, pour notre compte,
nous serons bien maladroits si nous ne trouvons pas moyen de
communiquer avec nos bons amis de la Terre!¯

Ces paroles respiraient une telle confiance, que Michel
Ardan, avec son air d‚termin‚, son aplomb superbe, e–t
entraŒn‚ tout le Gun-Club … sa suite.  Ce qu'il disait
paraissait simple, ‚l‚mentaire, facile, d'un succŠs assur‚,
et il aurait fallu v‚ritablement tenir d'une fa‡on mesquine
… ce mis‚rable globe terraqu‚ pour ne pas suivre les trois
voyageurs dans leur exp‚dition lunaire. 

Lorsque les divers objets eurent ‚t‚ dispos‚s dans le
projectile, l'eau destin‚e … faire ressort fut introduite
entre ses cloisons, et le gaz d'‚clairage refoul‚ dans son
r‚cipient.  Quant au chlorate de potasse et … la potasse
caustique, Barbicane, craignant des retards impr‚vus en
route, en emporta une quantit‚ suffisante pour renouveler
l'oxygŠne et absorber l'acide carbonique pendant deux mois. 
Un appareil extrˆmement ing‚nieux et fonctionnant
automatiquement se chargeait de rendre … l'air ses qualit‚s
vivifiantes et de le purifier d'une fa‡on complŠte.  Le
projectile ‚tait donc prˆt, et il n'y avait plus qu'… le
descendre dans la Columbiad.  Op‚ration, d'ailleurs, pleine
de difficult‚s et de p‚rils.

L'‚norme obus fut amen‚ au sommet de Stone's-Hill.  L…, des
grues puissantes le saisirent et le tinrent suspendu
au-dessus du puits de m‚tal.

Ce fut un moment palpitant.  Que les chaŒnes vinssent …
casser sous ce poids ‚norme, et la chute d'une pareille
masse e–t certainement d‚termin‚ l'inflammation du
fulmi-coton.

Heureusement il n'en fut rien, et quelques heures aprŠs, le
wagon-projectile, descendu doucement dans l'ƒme du canon,
reposait sur sa couche de pyroxyle, un v‚ritable ‚dredon
fulminant.  Sa pression n'eut d'autre effet que de bourrer
plus fortement la charge de la  Columbiad.

®J'ai perdu ¯, dit le capitaine en remettant au pr‚sident
Barbicane une somme de trois mille dollars.

Barbicane ne voulait pas recevoir cet argent de la part d'un
compagnon de voyage; mais il dut c‚der devant l'obstination
de Nicholl, que tenait … remplir tous ses engagements avant
de quitter la Terre.

®Alors, dit Michel Ardan, je n'ai plus qu'une chose … vous
souhaiter, mon brave capitaine.¯

®Laquelle?¯  demanda Nicholl.

®C'est que vous perdiez vos deux autres paris!  De cette
fa‡on, nous serons s–rs de ne pas rester en route.¯




XXVI

FEU!


Le premier jour de d‚cembre ‚tait arriv‚, jour fatal, car si
le d‚part du projectile ne s'effectuait pas le soir mˆme, …
dix heures quarante-six minutes et quarante secondes du
soir, plus de dix-huit ans s'‚couleraient avant que la Lune
se repr‚sentƒt dans ces mˆmes conditions simultan‚es de
z‚nith et de p‚rig‚e.

Le temps ‚tait magnifique; malgr‚ les approches de l'hiver,
le soleil resplendissait et baignait de sa radieuse effluve
cette Terre que trois de ses habitants allaient abandonner
pour un nouveau monde.

Que de gens dormirent mal pendant la nuit qui pr‚c‚da ce
jour si impatiemment d‚sir‚!  Que de poitrines furent
oppress‚es par le pesant fardeau de l'attente!  Tous les
coeurs palpitŠrent d'inqui‚tude, sauf le coeur de Michel
Ardan.  Cet impassible personnage allait et venait avec son
affairement habituel, mais rien ne d‚non‡ait en lui une
pr‚occupation inaccoutum‚e.  Son sommeil avait ‚t‚ paisible,
le sommeil de Turenne, avant la bataille, sur l'aff–t d'un
canon. 

Depuis le matin une foule innombrable couvrait les prairies
qui s'‚tendent … perte de vue autour de Stone's-Hill.  Tous
les quarts d'heure, le rail-road de Tampa amenait de
nouveaux curieux; cette immigration prit bient“t des
proportions fabuleuses, et, suivant les relev‚s du
_Tampa-Town Observer_, pendant cette m‚morable journ‚e, cinq
millions de spectateurs foulŠrent du pied le sol de la
Floride.

Depuis un mois la plus grande partie de cette foule
bivouaquait autour de l'enceinte, et jetait les fondements
d'une ville qui s'est appel‚e depuis Ardan's-Town.  Des
baraquements, des cabanes, des cahutes, des tentes
h‚rissaient la plaine, et ces habitations ‚ph‚mŠres
abritaient une population assez nombreuse pour faire envie
aux plus grandes cit‚s de l'Europe.

Tous les peuples de la terre y avaient des repr‚sentants;
tous les dialectes du monde s'y parlaient … la fois.  On e–t
dit la confusion des langues, comme aux temps bibliques de
la tour de Babel.  L…, les diverses classes de la soci‚t‚
am‚ricaine se confondaient dans une ‚galit‚ absolue. 
Banquiers, cultivateurs, marins, commissionnaires,
courtiers, planteurs de coton, n‚gociants, bateliers,
magistrats, s'y coudoyaient avec un sans-gˆne primitif.  Les
cr‚oles de la Louisiane fraternisaient avec les fermiers de
l'Indiana; les gentlemen du Kentucky et du Tennessee, les
Virginiens ‚l‚gants et hautains donnaient la r‚plique aux
trappeurs … demi sauvages des Lacs et aux marchands de
boeufs de Cincinnati.  Coiff‚s du chapeau de castor blanc …
larges bord, ou du panama classique, vˆtus de pantalons en
cotonnade bleue des fabriques d'Opelousas, drap‚s dans leurs
blouses ‚l‚gantes de toile ‚crue, chauss‚s de bottines aux
couleurs ‚clatantes, ils exhibaient d'extravagants jabots de
batiste et faisaient ‚tinceler … leur chemise, … leurs
manchettes, … leurs cravates, … leurs dix doigts, voire mˆme
… leurs oreilles, tout un assortiment de bagues, d'‚pingles,
de brillants, de chaŒnes, de boucles, de breloques, dont le
haut prix ‚galait le mauvais go–t.  Femmes, enfants,
serviteurs, dans des toilettes non moins opulentes,
accompagnaient, suivaient, pr‚c‚daient, entouraient ces
maris, ces pŠres, ces maŒtres, qui ressemblaient … des chefs
de tribu au milieu de leurs familles innombrables.

A l'heure des repas, il fallait voir tout ce monde se
pr‚cipiter sur les mets particuliers aux tats du Sud et
d‚vorer, avec un app‚tit mena‡ant pour l'approvisionnement
de la Floride, ces aliments qui r‚pugneraient … un estomac
europ‚en, tels que grenouilles fricass‚es, singes …
l'‚touff‚e, ®fish-chowder [Mets compos‚ de poissons
divers.]¯, sarigue r“tie, opossum saignant, ou grillades de
racoon. 

Mais aussi quelle s‚rie vari‚e de liqueurs ou de boissons
venait en aide … cette alimentation indigeste!  Quels cris
excitants, quelles vocif‚rations engageantes retentissaient
dans les bar-rooms ou les tavernes orn‚es de verres, de
chopes, de flacons, de carafes, de bouteilles aux formes
invraisemblables, de mortiers pour piler le sucre et de
paquets de paille!

®Voil… le julep … la menthe!¯  criait l'un de ces d‚bitants
d'une voix retentissante.

®Voici le sangaree au vin de Bordeaux!¯  r‚pliquait un autre
d'un ton glapissant.

®Et du gin-sling!¯  r‚p‚tait celui-ci.

®Et le cocktail!  le brandy-smash!¯  criait celui-l….

®Qui veut go–ter le v‚ritable mint-julep, … la derniŠre
mode?¯  s'‚criaient ces adroits marchands en faisant passer
rapidement d'un verre … l'autre, comme un escamoteur fait
d'une muscade, le sucre, le citron, la menthe verte, la
glace pil‚e, l'eau, le cognac et l'ananas frais qui
composent cette boisson rafraŒchissante. 

Aussi, d'habitude, ces incitations adress‚es aux gosiers
alt‚r‚s sous l'action br–lante des ‚pices se r‚p‚taient, se
croisaient dans l'air et produisaient un assourdissant
tapage.  Mais ce jour-l…, ce premier d‚cembre, ces cris
‚taient rares.  Les d‚bitants se fussent vainement enrou‚s …
provoquer les chalands.  Personne ne songeait ni … manger ni
… boire, et, … quatre heures du soir, combien de spectateurs
circulaient dans la foule qui n'avaient pas encore pris leur
lunch accoutum‚!  Sympt“me plus significatif encore, la
passion violente de l'Am‚ricain pour les jeux ‚tait vaincue
par l'‚motion.  A voir les quilles du tempins couch‚es sur
le flanc, les d‚s du creps dormant dans leurs cornets, la
roulette immobile, le cribbage abandonn‚, les cartes du
whist, du vingt-et-un, du rouge et noir, du monte et du
faro, tranquillement enferm‚es dans leurs enveloppes
intactes, on comprenait que l'‚v‚nement du jour absorbait
tout autre besoin et ne laissait place … aucune distraction.

Jusqu'au soir, une agitation sourde, sans clameur, comme
celle qui pr‚cŠde les grandes catastrophes, courut parmi
cette foule anxieuse.  Un indescriptible malaise r‚gnait
dans les esprits, une torpeur p‚nible, un sentiment
ind‚finissable qui serrait le coeur.  Chacun aurait voulu
®que ce f–t fini¯.

Cependant, vers sept heures, ce lourd silence se dissipa
brusquement.  La Lune se levait sur l'horizon.  Plusieurs
millions de hurrahs saluŠrent son apparition.  Elle ‚tait
exacte au rendez-vous.  Les clameurs montŠrent jusqu'au
ciel; les applaudissements ‚clatŠrent de toutes parts,
tandis que la blonde Phoeb‚ brillait paisiblement dans un
ciel admirable et caressait cette foule enivr‚e de ses
rayons les plus affectueux.

En ce moment parurent les trois intr‚pides voyageurs.  A
leur aspect les cris redoublŠrent d'intensit‚.  Unanimement,
instantan‚ment, le chant national des tats-Unis s'‚chappa
de toutes les poitrines haletantes, et le _Yankee doodle_,
repris en choeur par cinq millions d'ex‚cutants, s'‚leva
comme une tempˆte sonore jusqu'aux derniŠres limites de
l'atmosphŠre.

Puis, aprŠs cet irr‚sistible ‚lan, l'hymne se tut, les
derniŠres harmonies s'‚teignirent peu … peu, les bruits se
dissipŠrent, et une rumeur silencieuse flotta au-dessus de
cette foule si profond‚ment impressionn‚e.  Cependant, le
Fran‡ais et les deux Am‚ricains avaient franchi l'enceinte
r‚serv‚e autour de laquelle se pressait l'immense foule. 
Ils ‚taient accompagn‚s des membres du Gun-Club et des
d‚putations envoy‚es par les observatoires europ‚ens. 
Barbicane, froid et calme, donnait tranquillement ses
derniers ordres.  Nicholl, les lŠvres serr‚es, les mains
crois‚es derriŠre le dos, marchait d'un pas ferme et mesur‚. 
Michel Ardan, toujours d‚gag‚, vˆtu en parfait voyageur, les
guˆtres de cuir aux pieds, la gibeciŠre au c“t‚, flottant
dans ses vastes vˆtements de velours marron, le cigare … la
bouche, distribuait sur son passage de chaleureuses poign‚es
de main avec une prodigalit‚ princiŠre.  Il ‚tait
intarissable de verve, de gaiet‚, riant, plaisantant,
faisant au digne J.-T. Maston des farces de gamin, en un mot
®Fran‡ais¯, et, qui pis est, ®Parisien¯ jusqu'… la derniŠre
seconde.

Dix heures sonnŠrent.  Le moment ‚tait venu de prendre place
dans le projectile; la manoeuvre n‚cessaire pour y
descendre, la plaque de fermeture … visser, le d‚gagement
des grues et des ‚chafaudages pench‚s sur la gueule de la
Columbiad exigeaient un certain temps. 

Barbicane avait r‚gl‚ son chronomŠtre … un dixiŠme de
seconde prŠs sur celui de l'ing‚nieur Murchison, charg‚ de
mettre le feu aux poudres au moyen de l'‚tincelle
‚lectrique; les voyageurs enferm‚s dans le projectile
pourraient ainsi suivre de l'oeil l'impassible aiguille qui
marquerait l'instant pr‚cis de leur d‚part.

Le moment des adieux ‚tait donc arriv‚.  La scŠne fut
touchante; en d‚pit de sa gaiet‚ f‚brile, Michel Ardan se
sentit ‚mu.  J.-T. Maston avait retrouv‚ sous ses paupiŠres
sŠches une vieille larme qu'il r‚servait sans doute pour
cette occasion.  Il la versa sur le front de son cher et
brave pr‚sident.

®Si je partais?  dit-il, il est encore temps!¯

®Impossible, mon vieux Maston¯, r‚pondit Barbicane.

Quelques instants plus tard, les trois compagnons de route
‚taient install‚s dans le projectile, dont ils avaient viss‚
int‚rieurement la plaque d'ouverture, et la bouche de la
Columbiad, entiŠrement d‚gag‚e, s'ouvrait librement vers le
ciel.

Nicholl, Barbicane et Michel Ardan ‚taient d‚finitivement
mur‚s dans leur wagon de m‚tal.

Qui pourrait peindre l'‚motion universelle, arriv‚e alors …
son paroxysme?

La lune s'avan‡ait sur un firmament d'une puret‚ limpide,
‚teignant sur son passage les feux scintillants des ‚toiles;
elle parcourait alors la constellation des G‚meaux et se
trouvait presque … mi-chemin de l'horizon et du z‚nith. 
Chacun devait donc facilement comprendre que l'on visait en
avant du but, comme le chasseur vise en avant du liŠvre
qu'il veut atteindre.

Un silence effrayant planait sur toute cette scŠne.  Pas un
souffle de vent sur la terre!  Pas un souffle dans les
poitrines!  Les coeurs n'osaient plus battre.  Tous les
regards effar‚s fixaient la gueule b‚ante de la Columbiad.

Murchison suivait de l'oeil l'aiguille de son chronomŠtre. 
Il s'en fallait … peine de quarante secondes que l'instant
du d‚part ne sonnƒt, et chacune d'elles durait un siŠcle.

A la vingtiŠme, il y eut un fr‚missement universel, et il
vint … la pens‚e de cette foule que les audacieux voyageurs
enferm‚s dans le projectile comptaient aussi ces terribles
secondes!  Des cris isol‚s s'‚chappŠrent:

®Trente-cinq!  -- trente-six!  -- trente-sept!  --
trente-huit!  -- trente-neuf!  -- quarante!  Feu!!!¯

Aussit“t Murchison, pressant du doigt l'interrupteur de
l'appareil, r‚tablit le courant et lan‡a l'‚tincelle
‚lectrique au fond de la Columbiad.

Une d‚tonation ‚pouvantable, inou‹e, surhumaine, dont rien
ne saurait donner une id‚e, ni les ‚clats de la foudre, ni
le fracas des ‚ruptions, se produisit instantan‚ment.  Une
immense gerbe de feu jaillit des entrailles du sol comme
d'un cratŠre.  La terre se souleva, et c'est … peine si
quelques personnes purent un instant entrevoir le projectile
fendant victorieusement l'air au milieu des vapeurs
flamboyantes.




XXVII

TEMPS COUVERT


Au moment o— la gerbe incandescente s'‚leva vers le ciel …
une prodigieuse hauteur, cet ‚panouissement de flammes
‚claira la Floride entiŠre, et, pendant un instant
incalculable, le jour se substitua … la nuit sur une ‚tendue
consid‚rable de pays.  Cet immense panache de feu fut aper‡u
de cent milles en mer du golfe comme de l'Atlantique, et
plus d'un capitaine de navire nota sur son livre de bord
l'apparition de ce m‚t‚ore gigantesque.

La d‚tonation de la Columbiad fut accompagn‚e d'un v‚ritable
tremblement de terre.  La Floride se sentit secouer jusque
dans ses entrailles.  Les gaz de la poudre, dilat‚s par la
chaleur, repoussŠrent avec une incomparable violence les
couches atmosph‚riques, et cet ouragan artificiel, cent fois
plus rapide que l'ouragan des tempˆtes, passa comme une
trombe au milieu des airs.

Pas un spectateur n'‚tait rest‚ debout; hommes, femmes,
enfants, tous furent couch‚s comme des ‚pis sous l'orage; il
y eut un tumulte inexprimable, un grand nombre de personnes
gravement bless‚es, et J.-T. Maston, qui, contre toute
prudence, se tenait trop en avant, se vit rejet‚ … vingt
toises en arriŠre et passa comme un boulet au-dessus de la
tˆte de ses concitoyens.  Trois cent mille personnes
demeurŠrent momentan‚ment sourdes et comme frapp‚es de
stupeur.

Le courant atmosph‚rique, aprŠs avoir renvers‚ les
baraquements, culbut‚ les cabanes, d‚racin‚ les arbres dans
un rayon de vingt milles, chass‚ les trains du railway
jusqu'… Tampa, fondit sur cette ville comme une avalanche,
et d‚truisit une centaine de maisons, entre autres l'‚glise
Saint-Mary, et le nouvel ‚difice de la Bourse, qui se
l‚zarda dans toute sa longueur.  Quelques-uns des bƒtiments
du port, choqu‚s les uns contre les autres, coulŠrent … pic,
et une dizaine de navires, mouill‚s en rade, vinrent … la
c“te, aprŠs avoir cass‚ leurs chaŒnes comme des fils de
coton.

Mais le cercle de ces d‚vastations s'‚tendit plus loin
encore, et au-del… des limites des tats-Unis.  L'effet du
contrecoup, aid‚ des vents d'ouest, fut ressenti sur
l'Atlantique … plus de trois cents milles des rivages
am‚ricains.  Une tempˆte factice, une tempˆte inattendue,
que n'avait pu pr‚voir l'amiral Fitz-Roy, se jeta sur les
navires avec une violence inou‹e; plusieurs bƒtiments,
saisis dans ces tourbillons ‚pouvantables sans avoir le
temps d'amener, sombrŠrent sous voiles, entre autres le
_Childe-Harold_, de Liverpool, regrettable catastrophe qui
devint de la part de l'Angleterre l'objet des plus vives
r‚criminations.

Enfin, et pour tout dire, bien que le fait n'ait d'autre
garantie que l'affirmation de quelques indigŠnes, une
demi-heure aprŠs le d‚part du projectile, des habitants de
Gor‚e et de Sierra Leone pr‚tendirent avoir entendu une
commotion sourde, dernier d‚placement des ondes sonores,
qui, aprŠs avoir travers‚ l'Atlantique, venait mourir sur la
c“te africaine.

Mais il faut revenir … la Floride.  Le premier instant du
tumulte pass‚, les bless‚s, les sourds, enfin la foule
entiŠre se r‚veilla, et des cris fr‚n‚tiques: ®Hurrah pour
Ardan!  Hurrah pour Barbicane! Hurrah pour Nicholl!¯
s'‚levŠrent jusqu'aux cieux.  Plusieurs million d'hommes, le
nez en l'air, arm‚s de t‚lescopes, de lunettes, de
lorgnettes, interrogeaient l'espace, oubliant les contusions
et les ‚motions, pour ne se pr‚occuper que du projectile. 
Mais ils le cherchaient en vain.  On ne pouvait plus
l'apercevoir, et il fallait se r‚soudre … attendre les
t‚l‚grammes de Long's-Peak.  Le directeur de l'Observatoire
de Cambridge [M. Belfast.] se trouvait … son poste dans les
montagnes Rocheuses, et c'‚tait … lui, astronome habile et
pers‚v‚rant, que les observations avaient ‚t‚ confi‚es.

Mais un ph‚nomŠne impr‚vu, quoique facile … pr‚voir, et
contre lequel on ne pouvait rien, vint bient“t mettre
l'impatience publique … une rude ‚preuve.

Le temps, si beau jusqu'alors, changea subitement; le ciel
assombri se couvrit de nuages.  Pouvait-il en ˆtre
autrement, aprŠs le terrible d‚placement des couches
atmosph‚riques, et cette dispersion de l'‚norme quantit‚ de
vapeurs qui provenaient de la d‚flagration de quatre cent
mille livres de pyroxyle?  Tout l'ordre naturel avait ‚t‚
troubl‚.  Cela ne saurait ‚tonner, puisque, dans les combats
sur mer, on a souvent vu l'‚tat atmosph‚rique brutalement
modifi‚ par les d‚charges de l'artillerie.

Le lendemain, le soleil se leva sur un horizon charg‚ de
nuages ‚pais, lourd et imp‚n‚trable rideau jet‚ entre le
ciel et la terre, et qui, malheureusement, s'‚tendit
jusqu'aux r‚gions des montagnes Rocheuses. Ce fut une
fatalit‚.  Un concert de r‚clamations s'‚leva de toutes les
parties du globe. Mais la nature s'en ‚mut peu, et
d‚cid‚ment, puisque les hommes avaient troubl‚ l'atmosphŠre
par leur d‚tonation, ils devaient en subir les cons‚quences.

Pendant cette premiŠre journ‚e, chacun chercha … p‚n‚trer le
voile opaque des nuages, mais chacun en fut pour ses peines,
et chacun d'ailleurs se trompait en portant ses regards vers
le ciel, car, par suite du mouvement diurne du globe, le
projectile filait n‚cessairement alors par la ligne des
antipodes.

Quoi qu'il en soit, lorsque la nuit vint envelopper la
Terre, nuit imp‚n‚trable et profonde, quand la Lune fut
remont‚e sur l'horizon, il fut impossible de l'apercevoir;
on e–t dit qu'elle se d‚robait … dessein aux regards des
t‚m‚raires qui avaient tir‚ sur elle.  Il n'y eut donc pas
d'observation possible, et les d‚pˆches de Long's-Peak
confirmŠrent ce fƒcheux contretemps.

Cependant, si l'exp‚rience avait r‚ussi, les voyageurs,
partis le 1er d‚cembre … dix heures quarante-six minutes et
quarante secondes du soir, devaient arriver le 4 … minuit. 
Donc, jusqu'… cette ‚poque, et comme aprŠs tout il e–t ‚t‚
bien difficile d'observer dans ces conditions un corps aussi
petit que l'obus, on prit patience sans trop crier.

Le 4 d‚cembre, de huit heures du soir … minuit, il e–t ‚t‚
possible de suivre la trace du projectile, qui aurait apparu
comme un point noir sur le disque ‚clatant de la Lune.  Mais
le temps demeura impitoyablement couvert, ce qui porta au
paroxysme l'exasp‚ration publique.  On en vint … injurier la
Lune qui ne se montrait point.  Triste retour des choses
d'ici-bas!

J.-T. Maston, d‚sesp‚r‚, partit pour Long's-Peak.  Il
voulait observer lui-mˆme.  Il ne mettait pas en doute que
ses amis ne fussent arriv‚s au terme de leur voyage.  On
n'avait pas, d'ailleurs, entendu dire que le projectile f–t
retomb‚ sur un point quelconque des Œles et  des continents
terrestres, et J.-T. Maston n'admettait pas un instant une
chute possible dans les oc‚ans dont le globe est aux trois
quarts couvert.

Le 5, mˆme temps.  Les grands t‚lescopes du Vieux Monde,
ceux d'Herschell, de Rosse, de Foucault, ‚taient
invariablement braqu‚s sur l'astre des nuits, car le temps
‚tait pr‚cis‚ment magnifique en Europe; mais la faiblesse
relative de ces instruments empˆchait toute observation
utile.

Le 6, mˆme temps.  L'impatience rongeait les trois quarts du
globe.  On en vint … proposer les moyens les plus insens‚s
pour dissiper les nuages accumul‚s dans l'air.

Le 7, le ciel sembla se modifier un peu.  On esp‚ra, mais
l'espoir ne fut pas de longue dur‚e, et le soir, les nuages
‚paissis d‚fendirent la vo–te ‚toil‚e contre tous les
regards.

Alors cela devint grave.  En effet, le 11, … neuf heures
onze minutes du matin, la Lune devait entrer dans son
dernier quartier.  AprŠs ce d‚lai, elle irait en d‚clinant,
et, quand mˆme le ciel serait rass‚r‚n‚, les chances de
l'observation seraient singuliŠrement amoindries; en effet,
la Lune ne montrerait plus alors qu'une portion toujours
d‚croissante de son disque et finirait par devenir nouvelle,
c'est-…-dire qu'elle se coucherait et se lŠverait avec le
soleil, dont les rayons la rendraient absolument invisible. 
Il faudrait donc attendre jusqu'au 3 janvier, … midi
quarante-quatre minutes, pour la retrouver pleine et
commencer les observations.

Les journaux publiaient ces r‚flexions avec mille
commentaires et ne dissimulaient point au public qu'il
devait s'armer d'une patience ang‚lique.

Le 8, rien.  Le 9, le soleil reparut un instant comme pour
narguer les Am‚ricains.  Il fut couvert de hu‚es, et, bless‚
sans doute d'un pareil accueil, il se montra fort avare de
ses rayons. 

Le 10, pas de changement.  J.-T. Maston faillit devenir fou,
et l'on eut des craintes pour le cerveau de ce digne homme,
si bien conserv‚ jusqu'alors sous son crƒne de gutta-percha.

Mais le 11, une de ces ‚pouvantables tempˆtes des r‚gions
intertropicales se d‚chaŒna dans l'atmosphŠre.  De grands
vents d'est balayŠrent les nuages amoncel‚s depuis si
longtemps, et le soir, le disque … demi rong‚ de l'astre des
nuits passa majestueusement au milieu des limpides
constellations du ciel.




XXVIII

UN NOUVEL ASTRE

Cette nuit mˆme, la palpitante nouvelle si impatiemment
attendue ‚clata comme un coup de foudre dans les tats de
l'Union, et, de l…, s'‚lan‡ant … travers l'Oc‚an, elle
courut sur tous les fils t‚l‚graphiques du globe.  Le
projectile avait ‚t‚ aper‡u, grƒce au gigantesque r‚flecteur
de Long's-Peak.

Voici la note r‚dig‚e par le directeur de l'Observatoire de
Cambridge. Elle renferme la conclusion scientifique de cette
grande exp‚rience du Gun-Club.

_Longs's-Peak, 12 d‚cembre._

A MM. LES MEMBRES DU BUREAU DE L'OBSERVATOIRE DE CAMBRIDGE.

_Le projectile lanc‚ par la Columbiad de Stone's-Hill a ‚t‚
aper‡u par MM. Belfast et J.- T. Maston, le 12 d‚cembre, …
huit heures quarante-sept minutes du soir, la Lune ‚tant
entr‚e dans son dernier quartier.

Ce projectile n'est point arriv‚ … son but.  Il a pass‚ …
c“t‚, mais assez prŠs, cependant, pour ˆtre retenu par
l'attraction lunaire.

L…, son mouvement rectiligne s'est chang‚ en un mouvement
circulaire d'une rapidit‚ vertigineuse, et il a ‚t‚ entraŒn‚
suivant une orbite elliptique autour de la Lune, dont il est
devenu le v‚ritable satellite.

Les ‚l‚ments de ce nouvel astre n'ont pas encore pu ˆtre
d‚termin‚s.  On ne connaŒt ni sa vitesse de translation, ni
sa vitesse de rotation.  La distance qui le s‚pare de la
surface de la Lune peut ˆtre ‚valu‚e … deux mille huit cent
trente-trois milles environ (-- 4,500 lieues).

Maintenant, deux hypothŠses peuvent se produire et amener
une modification dans l'‚tat des choses: 

Ou l'attraction de la Lune finira par l'emporter, et les
voyageurs atteindront le but de leur voyage;

Ou, maintenu dans un ordre immutable, le projectile
gravitera autour du disque lunaire jusqu'… la fin des
siŠcles.

C'est ce que les observations apprendront un jour, mais
jusqu'ici la tentative du Gun-Club n'a eu d'autre r‚sultat
que de doter d'un nouvel astre notre systŠme solaire._

J.-M. BELFAST.

Que de questions soulevait ce d‚nouement inattendu!  Quelle
situation grosse de mystŠres l'avenir r‚servait aux
investigations de la science!  Grƒce au courage et au
d‚vouement de trois hommes, cette entreprise, assez futile
en apparence, d'envoyer un boulet … la Lune, venait d'avoir
un r‚sultat immense, et dont les cons‚quences sont
incalculables.  Les voyageurs, emprisonn‚s dans un nouveau
satellite, s'ils n'avaient pas atteint leur but, faisaient
du moins partie du monde lunaire; ils gravitaient autour de
l'astre des nuits, et, pour le premiŠre fois, l'oeil pouvait
en p‚n‚trer tous les mystŠres.  Les noms de Nicholl, de
Barbicane, de Michel Ardan, devront donc ˆtre … jamais
c‚lŠbres dans les fastes astronomiques, car ces hardis
explorateurs, avides d'agrandir le cercle des connaissances
humaines, se sont audacieusement lanc‚s … travers l'espace,
et ont jou‚ leur vie dans la plus ‚trange tentative des
temps modernes.

Quoi qu'il en soit, la note de Long's-Peak une fois connue,
il y eut dans l'univers entier un sentiment de surprise et
d'effroi.  tait-il possible de venir en aide … ces hardis
habitants de la Terre?  Non, sans doute, car ils s'‚taient
mis en dehors de l'humanit‚ en franchissant les limites
impos‚es par Dieu aux cr‚atures terrestres.  Ils pouvaient
se procurer de l'air pendant deux mois.  Ils avaient des
vivres pour un an.  Mais aprŠs?...  Les coeurs les plus
insensibles palpitaient … cette terrible question.

Un seul homme ne voulait pas admettre que la situation f–t
d‚sesp‚r‚e.  Un seul avait confiance, et c'‚tait leur ami
d‚vou‚, audacieux et ‚solu comme eux, le brave J.-T. Maston.

D'ailleurs, il ne les perdait pas des yeux.  Son domicile
fut d‚sormais le poste de Long's-Peak; son horizon, le
miroir de l'immense r‚flecteur.  DŠs que la lune se levait …
l'horizon, il l'encadrait dans le champ du t‚lescope, il ne
la perdait pas un instant du regard et la suivait assid–ment
dans sa marche … travers les espaces stellaires; il
observait avec une ‚ternelle patience le passage du
projectile sur son disque d'argent, et v‚ritablement le
digne homme restait en perp‚tuelle communication avec ses
trois amis, qu'il ne d‚sesp‚rait pas de revoir un jour.

®Nous correspondrons avec eux, disait-il … qui voulait
l'entendre, dŠs que les circonstances le permettront.  Nous
aurons de leurs nouvelles et ils auront des n“tres! 
D'ailleurs, je les connais, ce sont des hommes ing‚nieux.  A
eux trois ils emportent dans l'espace toutes les ressources
de l'art, de la science et de l'industrie.  Avec cela on
fait ce qu'on veut, et vous verrez qu'ils se tireront
d'affaire!¯